Jean-Jacques s’endort, S. est dans le coma

Ce soir, Jean-Jacques est fatigué.

Il est 19h30 quand il rentre enfin du bureau.

Il a dû gérer beaucoup de choses.

Il a 70 ans.

Il gère trois entreprises.

Et si ce n’était que ça.

Derrière ces sociétés, il y a des filiales dont il faut contrôler les dirigeants, piloter la stratégie, gérer les synergies. Une bonne dizaine d’entreprises qui dépendent de lui. Dont il est le capitaine, le maître. Presque le papa, lui disent ses enfants.

Car il y a ça aussi à gérer : transmettre à ses enfants ce patrimoine bâti au fil des décennies. Éviter les impôts de succession. D’ailleurs, le rendez-vous chez le notaire ? Est-ce ce mardi ou le prochain ?

Jean-Jacques demandera à sa secrétaire. Il n’a pas le temps. D’ailleurs il n’est pas très content de cette secrétaire.

Jean-Jacques pose sa veste dans l’entrée de sa maison blanche. Il en est fier de sa maison. Elle est bien placée. C’est important l’emplacement en immobilier. Il se souvient des trois règles de l’immobilier : « l’emplacement, l’emplacement, l’emplacement ». Il n’a pas failli.

Jean-Jacques fait la bise à sa femme. Jean-Jacques congédie la bonne et la remercie chaleureusement.

Elle a préparé des tripes. Son plat préféré. Sa femme déteste mais c’est lui qui paye. D’ailleurs c’est lui qui paye pour tout. Les études des enfants, les vacances, l’appartement à Biarritz.

Jean-Jacques va s’ouvrir un bon vin.

Ce soir, il s’agit de célébrer !

Gérald lui a envoyé une nouvelle commande. Des grenades. Elles marchent si bien. Mais encore des soucis : il va falloir augmenter les cadences de production (les 5×8 peut être ? il demandera à son avocat en droit du travail et à son consultant). En tout cas c’est clair, les ouvriers vont râler. Pas question d’embaucher, impossible de trouver du personnel qualifié. Peut être l’intérim ?

Jean-Jacques réfléchit. Puis dévore ses tripes.

Qu’elles sont bonnes ces tripes ! Son plaisir coupable. Quand il va au restaurant avec des clients, il va au plazza, il ne peut pas commander ce genre de choses.

Les tripes font du bruit dans la bouche de Jean-Jacques. Il n’a jamais réussi à fermer la bouche quand il en mâche. C’est si bon !

A la fin du repas, Jean-Jacques souhaite une bonne nuit à sa femme. Il doit réfléchir. Encore.

Il se sert un armagnac. Sors un cigare. Va sur sa terrasse.

Il s’allonge dans un fauteuil. A l’abri de la pergola.

Il allume le cigare et goûte à l’armagnac. Il les a bien mérités.

Il se dit qu’à 70 ans, il travaille encore. 10 heures par jour. Y compris le samedi. Car Jean-Jacques est un bon chrétien. Le dimanche il va à la messe.

Il pense à tous ces troubles. Tous ces jeunes gens qui pensent déjà à leur retraite. Qui demandent 60 ans. Lui, Jean-Jacques, ça le désespère la retraite. Il voudrait travailler jusqu’à 90 ans.

Il a entendu parler de Sainte Soline. Un type s’est pris une grenade. Une des siennes. Il est entre la vie et la mort.

Jean-Jacques pense à ses affaires.

Jean-Jacques réfléchit, à la troisième gorgée d’armagnac, à comment la période sera favorable à ses affaires.

Jean-Jacques est un homme occupé, un chef d’entreprise, un créateur d’emploi. Jean-Jacques n’a pas le temps. Demain il faudra aller au bureau. Négocier les prix avec Gérald. Encore des grenades. Elles marchent si bien.

Jean-Jacques va au lit. Il ne faudra pas réveiller sa femme.

Jean-Jacques se souvient du goût des tripes.

Jean-Jacques s’endort. S. est dans le coma.

De la rage à la joie

Les choses vont vite en ce moment, assurément, trop pour qu’on suive, souvent. C’est une des caractéristiques des – potentiels – moments historiques. Qui a vu venir la décapitation au couteau du gouverneur de la Bastille ? Qui a vu venir les Gilets Jaunes ? Seulement des menteurs. Les choses se précipitent à toute vitesse quand en réalité elles sont déjà finies. Chateaubriand (pas vraiment un fameux gauchiste), disait déjà, « en 1789, la Révolution était déjà finie ». Le conventionnel des Misérables disait : « 93 ! J’attendais ce mot-là. Un nuage s’est formé pendant quinze cents ans. Au bout de quinze siècles, il a crevé. Vous faites le procès au coup de tonnerre. »
Voilà, peut-être, un coup de tonnerre. A coup sûr un phénomène électromagnétique

On se rassure en haut. Tout va bien. Mais ça c’est seulement tout en haut. Parce que même chez France Info, ça tremble. Ca documente les « violences policières » (inimaginable pendant les Gilets Jaunes, sans parler de 2005 ou d’avant). Comme toujours, les civilisés barbares (encore Victor), tremblent du genou et ne savent pas encore à quel point de violence il leur faudra pousser pour conserver leurs acquis. Des membres de prolétaires ? S’assoir sur la constitution ? Sans doute. Mitrailleuse ? Ils l’ont déjà fait (en 1871), ils le referont sans sourciller quand le temps viendra. Ils trouveront sans nul doute les ressources de faire ce qu’ils ont déjà fait. Thermidor, Commune, Chili, Nicaragua, etc.
Alors et nous ?
Chez nous, la rage est en train d’exploser, comme si l’on on nous privait d’une chose naturelle. Il faut que ça sorte, certes, mais déjà on sent l’ailleurs, la joie de l’abandon des structures oppressives

La pertinence d’un mouvement se mesure à la violence de la réaction du pouvoir.
C’est une maxime que j’ai coutume de sortir depuis les Gilets Jaunes. A l’époque, quelle violence ! Pendant les retraites 2019, quelle violence ! A cette aune, il est évident que le mouvement en cours est des plus pertinent. Marin pécheur ruisselant de sang, arrestations arbitraires, garde à vue prolongées, touristes nassés, SDF traité de « sac à merde », « ramasse tes couilles enculé » (lancé par un « ouvrier de la sécurité »), lacrymos dans le métro, matraques sur des jeunes gens, roues de motos sur des jambes d’étudiants, tortures sexistes à base de « doigts dans la chatte », etc. La pertinence est claire. On aura du mal à être plus pertinents.

La puissance de ce mouvement se mesure à sa créativité.
Autre maxime que j’ai forgée à l’époque. Eh bien à nouveau on y est. Tout le monde en grève, sabotages, tracteurs anti canon à eau, pose silencieuse du ballet de lyon, manitou à barricades, manifs sauvages, blocages, éboueurs, tout qui crame… Beaucoup de choses apparaissent, qu’on aurait pu imaginer, voire qu’on a déjà vues, mais avec une ardeur nouvelle. Et tant de neuf ! Quand est-ce qu’on a vu les étudiants avec les éboueurs ? Les syndicalistes de l’énergie avec les étudiants ? Les « bougnoules » et les « bamboulas » avec les « blancos » ? (Dédicace à Valls et Ndiaye) Les musulmans avec les cathos et les athées ? (dédicace haria) Jamais puisque jamais l’histoire ne se reproduit et qu’elle est ontologiquement « neuve ». Le social est une chose mouvante, les formes révolutionnaires aussi. 1789, la commune, 1917 ne reviendront pas. Autre chose viendra. Et vient peut-être.

Y en-a-t-il qui ne sont pas là ? Je ne compte pas mais j’ai vu tout le monde. Des lycéennes voilées de noir, des ouvriers, des ingénieurs, des profs, des chômeurs, des étudiants, des chercheurs, tout le monde est là sinon les barbares du 7ème arrondissement. Tout le monde est là sauf les ignobles bourgeois versaillais, prêts à trahir pour garder leur petit tas de fric dégueulasse, sauf les femmes dégueulasses de ces bourgeois dégueulasses. En 1912, Rosa Luxemburg disait « Et en 1871, à Paris, lorsque la Commune héroïque des travailleurs a été défaite par les mitrailleuses, les femmes bourgeoises déchaînées ont dépassé en bestialité leurs hommes dans leur revanche sanglante contre le prolétariat vaincu. ». Pas plus tard qu’hier, ce genre de personne disait aux flics « noyez les, tuez-les, jetez les dans la Seine ». Répétition, non pas de l’histoire, mais des structures sociales.

Partout ça bouge, partout. C’est maintenant qu’il faut agir. Fin du mois, fin de carrière, fin du monde. Tout à la même cause : ces bourgeois barbares prêts à faire brûler le monde pour vivre deux ans de plus en croisière Costa ou ces raclures pleines de fric qui tiennent à leur yacht. Prêts à faire fusiller pour profiter de leur retraite, de leur loyer, de leur rente. Nous ne voulons pas de ça. Nous voulons la liberté, l’égalité, la fraternité.

On me reproche parfois l’utilisation de ces magnifiques mots. Pourtant qu’ils sont beaux ! Quelle liberté sans égalité ? Quelle égalité sans fraternité ? Fraternité entendue au sens immense qu’on peut lui donner : internationalisme, solidarité, communauté, autonomie. Fraternité avec les peuples libres ! Partout on veut des LIP. De la grève générale, de la reprise en main de l’outil de production. Partout il faut sortir de l’asservissement du capital. Pourtant seuls ici on ne pourra pas. Parce qu’on pourra renverser tout ce qu’on voudra ici, si nous sommes tout seuls, nous tiendrons peu. Alors camarades marocains, chiliens, ivoiriens, etc : nous essayons un peu, vous essayez aussi. Il faut nous soutenir face aux empires, aux tyrannies, à l’empire du capital. Vivement demain !

Pour finir : quel sens à l’acrostiche ? Il me fallait un mot avec deux L. Et un joli mot. Et j’ai deux enfants petits qui adorent les sucettes. La révolution, finalement, ce sont des grands yeux dans lesquels on se noie. Une sucette au miel que papa ne donne jamais et qui finit trop vite. Le pouvoir, c’est le gros porc vendeur d’enfants de Pinocchio, c’est l’ordure de renard menteur. Sa tentative et son espoir, c’est la naïveté d’une petite créature en bois qui a bien besoin de son criquet. L’île aux enfants où l’on se perd, c’est le pandemonium. Pinocchio, c’est nous, tout mignons, crédules et gentils.
Et Gepetto lui, n’existe pas.
Les sucettes, elles, existent ! C’est le bonheur qu’on attend pour le dimanche quand on a 5 ans. Donnons-nous la nôtre.
Nous sommes bientôt maitres.
Devenons de vrais petits garçons.
De la rage, faisons de la joie.

Il est temps de goûter
Au délicat goût sucré de la liberté

GOULAG ou barbarie : TINA

Évidemment, le titre est une provocation. Est-il besoin de le dire ? Et pourtant…

Le monde court à sa perte par l’effondrement de l’écosystème dû à l’avidité sans limite du capital. Et pourtant, ce qu’il reste de forces démocrates se fait rouler dessus. Et pourtant les désobéissants finissent en garde à vue. Et pourtant les zadistes sont des « khmer verts », sinon des « écoterroristes ». Et pourtant l’assemblée doit se tenir sage.

Nous savons déjà que nous allons souffrir, que nos enfants souffriront encore bien plus, et peut être même qu’à plus 4 degrés, leurs conditions d’existence seront sérieusement remises en question.

Partout les signaux se multiplient : mortalité infantile, incendies, sécheresses, morts sur des brancards, mortalité maternelle, montée du fascisme… Tout partout, tout le temps, nous indique que ce monde va vite devenir intenable.

Il se trouve qu’aujourd’hui il se passe quelque chose. Une lutte sociale contre la démolition des retraites. Il se trouve que ça bouge. Et ça tremble aussi : et si on perdait ? C’en serait 10 ans de massacre. Mais si on gagnait ? Pourrait on pousser plus loin qu’une simple lutte sectorielle ou technique ? Pourrait-on transformer ça en mouvement plus large, ce que ni 36 ni 68 n’ont réussi à faire ? Je ne suis pas oracle et d’ailleurs personne ne l’est, au moins à court terme. Les gens qui « ont vu venir les gilets jaunes » sont des menteurs. Les choses de cet ordre surgissent. Elles sont préparées, certes, encouragées, évidemment, mais personne ne peut jamais savoir quand elles vont advenir. La lutte sociale en cours doit occuper toute notre énergie, même s’il ne s’agit que de « pas grand chose ». Évidemment, garder 60 ou 64 ans, ce n’est pas la révolution communiste. Évidemment, on est loin du salaire à vie. Évidemment. Mais pour tous ceux qui devraient en mourir au travail, ne pas en voir leurs petits enfants, s’en casser le dos 4 ans de plus, c’est TOUT.

Il se trouve qu’aujourd’hui, là haut, ça tremble aussi. Et s’ils gagnaient ? Et s’ils réussissaient à s’unir, à se parler, à réoccuper les rond points, à faire un truc nouveau ? Et s’ils faisaient vraiment une grève générale ? Ils en chient dans leurs slip.

Mais voilà ce qui s’abat sur les députés macronistes avant même le vote : le vote ou l’exil, leur dit-on. Explicitement : votez ou soyez chassés du groupe. Ceci étant dit, Macron étant ce qu’il est (je ne m’étends pas), on comprend que tant que l’Élysée ne sera pas entouré de rivières de feu, la réforme ne sera pas retirée. Parce que tout en haut, la raison a quitté le boite crânienne. Si des députés peuvent être sensibles à leur carrière ou a des restes de vagues convictions, là haut, foin de tout cela : il faut que ça passe. Et tous ces gens dépendent de là haut. Sans cela, ils ne sont rien.

Où tout cela nous amène ? Vers toujours plus de folie. L’alternative est simple : soit on gagne, et vite, soit ils gagnent, et pour longtemps.

Alors il nous faut envisager les deux cas.

Dans l’hypothèse d’une victoire du capital, nous perdrons dix ans, une éternité. Le monde du travail sera ravagé, il sera très difficile de faire renaître des choses solides après une telle humiliation. C’est là dessus que joue le pouvoir et c’est là dessus qu’il faut se battre dans répis. Le capital se sentant des ailes, c’en sera fini de tant de choses et le toboggan vers la barbarie sociale et capitaliste déchaînée : la guerre peut être, le fascisme à coup sûr, l’effondrement de l’écosystème certainement.

Dans l’hypothèse d’une victoire sociale, écologiste, féministe et tout ce qu’on voudra, il faudra gérer l’adversité. Intérêt général a récemment publié une note sur le sujet : faire sauter les verrous. Si bonne que soit cette note, si bons que soient tous les scenarii d’une « gauche » au gouvernement, je crois qu’ils sous estiment deux choses : l’esprit de revanche du camp du travail et le désir infini des dominants de garder le pouvoir.

Dans cette seconde hypothèse désirable, il faudra tenir ces deux forces à distance. Et c’est là qu’il est temps, constatant que le goulag percole plus loin que mon cercle twitter, de préciser ce que j’entends par là.

Le GOULAG, nom choisi à dessein pour provoquer, écrit en majuscules pour se distinguer de l’horreur de la Kolyma, consiste à contenir précisément la violence de revanche sociale en la canalisant et la violence du capital en la pénalisant. Pas plus tard qu’hier, les raffineurs de grandspuits on reçu une lettre leur annonçant que face à la grève, Total n’investirait plus dans les énergies renouvelables. La grève de l’investissement est une action que sait très bien mener le capital et qu’il mènera sans sourciller pour préserver sa rente même si nous cramons tous. Que faire d’autre des ces gens, le jour de la révolution, que les empêcher de nuire ?

Il faut les chasser, et vite, leur enlever tout moyen, mais aussi les préserver de ceux qui voudraient leur couper la tête au couteau, comme lors de la prise de la bastille. Évidemment ce ne serait pas les raffineurs eux mêmes qui auront trop envie de reprendre leur outil de production et de le faire tourner pour le bien. Ce serait la violence enfin déchaînée de certains, nombreux, qui n’en peuvent plus et qui viendront.

Le GOULAG, c’est donc garantir au peuple déchaîné que oui, les coupables payent mais que l’on reste dans un humanisme intégral.

Personne n’y souffrirait du froid, de la faim ou de la maladie. Les détenus pourraient voir leur famille. Ils pourraient y lire, travailler, prier, mais privés de tout pouvoir de nuisance le temps qu’un nouvel ordre s’installe. Pas de contre révolution blanche. Pas de grève de l’investissement. Pas de recrutement de milices. Pas d’alliance avec l’étranger. Là bas on sera protégés de vous et vous de certains d’entre nous.

Ma profonde conviction est que l’alternative est devant nous : communisme ou barbarie. Mais que l’hypothèse communiste n’exclut pas une période de transition dans laquelle trop de passions se déchaîneraient dans la violence auxquelles il faut donner une sortie. Le GOULAG, moyen de réinsertion des fous qui nous gouvernent. Moyen de leur faire goûter le travail, la fatigue physique, les copeaux qui brûlent, les fumées qui puent, mais aussi la solidarité. Voir Basta! capital.

Sans cela, sans un GOULAG humaniste, c’est à dire un moyen de temporairement mettre à distance les nuisibles d’aujourd’hui avant de les réinsérer, le risque de barbarie révolutionnaire est fort. Or la barbarie révolutionnaire implique une égale barbarie contre révolutionnaire. Et souvent la barbarie contre révolutionnaire gagne. Et impose ensuite son récit.

Le temps nous est compté. Il faut une révolution écologiste et humaniste. Et vite.
Paradoxalement, cela suppose des GOULAG. Paradoxalement, le GOULAGisme est un humanisme.

Servir et conseiller : réflexions sur les grands corps techniques de l’État

Intervention à Polytechnique à l’initiative conjointe de X-Alternative et des conférences Coriolis

Chères et chers camarades

Partout où vous portent vos pas dans cette école vous rencontrez son histoire pour peu que vous vouliez bien vous y attarder. Un des pères fondateurs, le grand mathématicien Gaspard Monge, qui versa à la Kès des élèves le montant de son salaire de professeur le jour ou Napoléon décida de ne plus verser la solde des élèves un peu trop récalcitrants à son goût, était connu pour être le seul à oser dire son fait à l’empereur. Il était connu aussi pour avoir, comme ministre de la marine, mis en place les fontes de canons pour défendre le territoire agressé par les coalitions contre-révolutionnaires. Avec un autre père fondateur, Claude Berthollet, c’est l’arsenal des poudres qu’il réformait.

Plus près de nous, Louis Armand, après avoir inventé le traitement anti- corrosion des machines à vapeur, devint un grand résistant pendant la seconde guerre mondiale, dirigea la SNCF et mena d’une main de maître le développement du TGV, créa Euratom, mis en place les premiers accords franco- allemands permettant aux trains de marchandises de ne pas revenir vides au retour d’un voyage entre la France et l’Allemagne. Il est intéressant de savoir qu’il donna pendant plus de 20 ans un cours à l’ENA sur « sciences et technologies de la France industrielle de sorte que notre haute administration, au temps où il fallait reconstruire le pays, était au fait de ce qu’il fallait reconstruire et pourquoi.

Sous ces figures tutélaires, la mission de l’X au-delà de sa fameuse devise « pour la patrie, les sciences, la gloire », reste :

Fidèle à son histoire et à sa tradition, l’École forme de futurs responsables de haut niveau, à forte culture scientifique, voués à jouer un rôle moteur dans le progrès de la société par leurs fonctions dans les entreprises, les services de l’État et la recherche.

Je ne pense pas qu’il y ait lieu de changer cette mission, mais il est urgent de rappeler ce qu’elle veut dire. Vous êtes héritiers d’une longue tradition, en particulier d’une longue tradition de serviteurs de l’État. Les Louis Armand, Georges Besse, Francis Mer, André Giraud, Robert Dautray sont autant d’exemples de grands serviteurs de l’état. Et les grands acteurs de la science ne se limitent pas aux figures emblématiques de Poincaré, Arago ou Gay-Lussac.

Plus près de nous le père fondateur de la physique des solides et de la science des matériaux en France, Jacques Friedel que j’ai eu l’honneur de connaître, était non seulement un immense scientifique, mais aussi un serviteur de l’État, tout en étant professeur des universités. Un rapport sur la recherche en France en 1980 n’a pas pris une ride et si on avait suivi ses recommandations, on ne serait pas face à un « canard sans tête » qui pense avoir une politique parce qu’il « surfe » sur quelques « buzzwords ». Le rapport « Friedel-Lecomte » sur l’enseignement à l’école polytechnique, reprenant le rapport Arago-Gay Lussac, et les injonctions de Louis Armand, rappelle invariablement de ce que l’école polytechnique doit être et l’on rêve de ces époques ou les rapports étaient sortis de telles plumes…et étaient lus, voire écoutés, et en tout cas offraient une réflexion d’une autre qualité de la « fixette » sur le classement de Shangai ! Jacques Friedel a présidé aussi « l’Observatoire de la lecture », non pas parce qu’il savait tout de la pédagogie, mais parce qu’il pensait à juste titre que l’enseignement dans les petites classes de la lecture était une brique essentielle pour la formation du citoyen. Quand Jacques Friedel prenait la parole à l’académie des sciences, on aurait entendu une araignée marcher tant le respect était grand pour ce Monsieur qui savait allier la qualité scientifique, la rigueur morale et le service de l’État.

Je ne vais pas vous imposer une « laudatio tempora acti », car c’est à de jeunes polytechniciens et polytechniciennes que je m’adresse, à vous qui allez devoir participer à reconstruire un pays qui, à force de négligences et d’incompétences où notre école a malheureusement joué sa part peu glorieuse, ne sera bientôt plus que ruines fumantes. La situation que se profile devant vous, sur fond de crise climatique, de crise énergétique, de désindustrialisation massive du pays, de crise sociale, de crise internationale, n’est guère plus rassurante que celle qu’ont prise en mains nos grands anciens au sortir de la guerre. Mais nous devons nous montrer dignes de ce qu’ils nous avaient laissé en héritage.

Pour terminer ce propos liminaire, je voudrais vous dire ce que le général Saulnier disait aux polytechniciens de ma promotion :
« la proportion des cons est la même partout, mais ils sont d’autant plus dangereux qu’ils sont plus soigneusement choisis ».

En tant que polytechniciens, vous avez une dette envers l’état, de par la qualité de l’enseignement que vous avez reçu, de par les conditions exceptionnelles qui vous ont été données, sur évaluation votre mérite, pour le recevoir. Être polytechnicien oblige. La dette au sens où je l’entends n’est pas tellement financière…Elle est morale, elle est de celles qui vous attendent au soir de votre vie pour peu que vous vous regardiez sans complaisance. Une des façons de la payer est le service de l’État, et dans les multiples façons de servir l’État, le travail de conseiller sur les dossiers techniques importants, qui est le rôle des grands corps techniques de l’État, est une œuvre « souterraine » qui peut être importante tout comme elle peut être vaine, tout dépend de la qualité du conseil et de la volonté du décideur d’être informé, voire de sa capacité à comprendre qu’il est nécessaire de l’être et à réaliser que le discours ne peut pas indéfiniment se substituer à l’action. Georges Canguilhem le disait avec justesse : « Ceux qui ne font pas l’effort nécessaire pour comprendre ne méritent pas d’être éclairés ». Mais cela ne dispense pas pour autant le conseiller de faire son devoir.

Je voudrais vous faire part ce jour de mon expérience de « conseiller » dans un poste assez particulier, celui de Haut-Commissaire à l’énergie atomique. Ce poste singulier, crée en même temps que le CEA par le général De Gaulle, est au sein du CEA (pour en connaître tous les détours et savoir la science qui s’y fait), mais n’est pas dans la chaîne hiérarchique du CEA : il n’est pas sous les ordres de l’administrateur général puisqu’il doit pouvoir dire en toute indépendance à l’exécutif ce qu’il pense devoir être fait pour que les missions du CEA, civiles et militaires, définies par décret de la république, soient convenablement remplies. Inutile de vous dire que la mission est passionnante, qu’elle n’est pas de tout repos, et que la mener à bien suppose d’une part que l’exécutif comprenne la nécessité d’une expertise scientifique sur ces questions, et d’autre part que l’administrateur général comprenne la valeur d’un conseiller indépendant sans pouvoir décisionnel, et n’attende pas à ce poste une plante verte à envoyer explorer les mines de petits fours dans les ministères. Cela suppose aussi que le Haut-Commissaire ne prétende pas se substituer à l’organe de décision, qu’il ne cède pas à la tentation de donner par voie de presse à ses avis un poids excédant celui de la compétence scientifique des collèges d’experts qu’il anime, qu’il fasse comprendre au gouvernement que la réserve absolue qu’il s’impose au cours de son mandat se paye d’une franchise non moins absolue dans les avis qu’il leur réserve.

J’ai occupé cette fonction pendant six ans, avec deux administrateurs généraux de grande facture, Bernard Bigot et Daniel Verwaerde. Quand j’ai considéré que je ne pouvais plus remplir cette fonction avec la liberté qu’elle exige, je suis parti.

La situation que vous voyez dans le domaine de l’énergie, qui est, faut-il le rappeler, le sang de notre économie, prouve à l’évidence que les bonnes décisions n’ont pas été prises. Nous allons payer au prix fort quinze ans de politiques ineptes. Aucun des avertissements lancés n’a jamais été écouté, on peut se demander même s’ils ont été entendus. Et pourtant, il ne manquait pas de polytechniciens dans des couloirs des ministères pour les entendre. On peut se tirer d’affaire comme souvent par une boutade, revenant à la définition que donnait J.Schumpeter : « les mauvais politiciens sont semblables aux mauvais cavaliers qui sont tellement soucieux de se tenir en selle qu’ils ne se préoccupent plus de la direction qu’ils prennent ».

Mais quand on erre avec une telle constance, qu’on dénie ensuite à ce point toute forme de responsabilité dans les décisions prises et leurs conséquences, et cela dans des domaines aussi variés que l’énergie, la métallurgie, l’agroalimentaire, la santé, la microélectronique, il faut bien admettre que ce ne peut être une question d’individualités, mais que l’ensemble des processus de conseil scientifique auprès de l’exécutif d’un état historiquement colbertien, a failli.

L’expérience dont je vais vous faire part m’a conduit à rencontrer de nombreuses fois ces « conseillers de ministère », souvent des « chers camarades » mais pas toujours, qui, en principe, doivent assurer « l’adaptation d’impédance » entre des expertises très techniques telles que celle que j’avais à mener, et l’exécutif qui avait in fine, légitimité à prendre les décisions. Comme nombre d’entre vous, en tant que membres des grands corps techniques de l’état, peuvent avoir à jouer ce rôle dans les années à venir, il me semblait important de partager avec vous mon retour d’expérience.

Car il ne faut pas se cacher que la responsabilité du conseiller technique auprès de l’exécutif est grande. La classe politique est essentiellement technologiquement et scientifiquement décérébrée. C’est un fait. La confusion entre le discours et l’action, le renoncement progressif et aujourd’hui revendiqué à la nécessité de cohérence dans le discours, n’aident pas. Mais si le sens du bien commun, et une vision politique à long terme sont indispensables dans les questions qui nous préoccupent, la connaissance scientifique détaillée des dossiers, au niveau du décideur politique, n’est pas un prérequis pour le décideur : le programme électronucléaire a été décidé par un agrégé de grammaire et un colonel de la légion étrangère, Georges Pompidou et Pierre Messmer. Le plus grand patron que EDF ait jamais eu, était un mathématicien économiste, Marcel Boiteux. Ils avaient auprès d’eux des Bernard Esambert, des Robert Guillaumat, des Jean Claude Leny et des Michel Hug pour les conseiller. Je n’aurai pas la cruauté de pousser plus avant le parallèle avec la situation actuelle.

Pour comprendre le rôle de l’expertise scientifique dans un pays comme le nôtre où l’État est omniprésent, il faut avoir conscience de la chaîne d’information qui mène à la décision : l’exécutif, les conseillers proches de l’exécutif, « traducteurs du technique » auprès du prince, et les producteurs d’avis scientifiques et techniques. Viennent de surajouter à cela les multiples comités Théodule, Haut Conseil aux diverses choses, missions en tout genre, conventions de tout poil, et autre conseils économique et sociaux et environnementaux, qui ont au mieux une fonction décorative, au pire une fonction de diversion, et dans tous les cas un objectif de communication plus que d’analyse.
Les niveaux de compétence scientifique et technique dans cette chaîne d’information, sont extrêmement divers : quasi nulle au niveau de l’exécutif, aléatoire au niveau des conseillers, d’autant plus solide au niveau de « producteurs d’avis » qu’ils mettent en œuvre des expertises collectives, comme c’est le cas des académies des sciences, des académies de technologies, du Haut-Commissaire à l’énergie atomique quand il fait correctement son travail en mobilisant des collèges d’experts.

Les talents de communicants sont en général en raison inverse du contenu à communiquer : en corollaire, on peut deviner que le niveau de l’exécutif communique beaucoup, et que les producteurs d’expertise ont en général des talents de communiquant médiocres. Les conseillers auprès de l’exécutif, postes par lesquels vous êtes susceptibles de passer, sont donc un chaînon essentiel dans la prise de décision scientifiquement instruite, et donc dans la construction d’une politique qui soit à la fois légitime et rationnelle.
Quelle est la typologie des « conseillers techniques » dans les ministères, qu’ils soient rattachés à un ministre ou à un de ses services, la Direction générale de l’énergie et du climat par exemple. Ils sont comme les champignons, il y a les « comestibles », les « vénéneux », et les pires d’entre eux, les « toxiques » qui ont l’apparence du comestible.
Parmi nos chers camarades, il y a heureusement des « comestibles », qui font honnêtement leur travail d’analyse scientifique et technique. Il y a aussi dans cette catégorie certains Énarques « bien câblés » qui, s’ils n’ont pas de compétence scientifique particulière, ont une capacité à raisonner et à interroger qui forcent l’expert à cesser de jargonner et à se rendre accessible. Les meilleurs conseillers que j’ai eu à pratiquer dans les ministères sont de cette catégorie, palliant le manque de capacité à communiquer des sources d’expertise et l’absence totale de culture scientifique technique et industrielle du sommet de l’exécutif. Ces conseillers là nous rappellent opportunément que si la science est un métier, la raison est un bien commun, et que le sens de l’état est une vertu indispensable chez un conseiller.

Je ne doute pas que notre école ne puisse fournir de bons conseillers « comestibles ». Pour peu que le doctrinaire et l’idéologique prenne le pas sur le scientifique, elle peut aussi fournir des conseillers « vénéneux », mais on n’y peut rien, c’est dans la nature humaine. Il m’importe en vous parlant de vous signaler le risque plus sournois du conseiller toxique qui a l’air comestible.

Si vous me permettez une digression, il y a une tradition au Canada qui est celle de « l’anneau d’acier ». Aux ingénieurs à qui on donne leur diplôme, on donne en même temps un anneau d’acier qu’ils porteront au doigt toute leur vie d’ingénieur, et qui est forgé à partir de l’acier dont on fit un pont qui s’est effondré. On rappelle ainsi aux nouveaux ingénieurs la responsabilité que leur donne auprès de leurs concitoyens une compétence qui leur est reconnue. C’est plus discret que le bicorne, on le met moins facilement au placard, mais j’aimerais qu’un tel symbole soit remis aux polytechniciens diplômés pour leur rappeler que quand ils prennent une décision techniquement absurde, ils doivent en être tenus pour responsables et ne peuvent pas s’en tirer avec des effets de manche ou des coups de menton, ou un piteux « j’ai obéi à mon ministre ».

Dans un milieu, celui de la décision politique, qui est en déshérence quasi-totale en ce qui concerne la culture scientifique, technique et industrielle, le conseiller technique, qui arrive paré de son diplôme, surtout s’il est aussi prestigieux que le diplôme de polytechnicien, et a fortiori de « corpsard » des mines ou des ponts, apparaît immédiatement comme un champignon comestible ce qu’il peut être en effet. Mais il peut facilement faire illusion et par voie de conséquence, se muer en « conseiller toxique ». Le vice systémique à la racine du mal qui nous ronge est l’immaturité technique du décideur politique (quand ce n’est pas simplement le manque de sens de l’état…) couplé à une structure d’écran de toute information technique par les conseillers proches.

La France a ceci de singulier que la haute administration et l’industrie sont étroitement imbriqués, par les corps techniques de l’État, par les méandres de l’ENA. Cette intrication fait que, à défaut d’avoir une politique industrielle digne de ce nom (à rebours du Japon ou de la Chine ou de l’Allemagne), les décisions prises par le politique impactent grandement les développements industriels du pays. La question énergétique est ce constat poussé à la caricature. Il n’en reste pas moins que l’on assiste depuis des années à une accumulation de décisions aberrantes sur des dossiers mal instruits qui incite à se demander comment les décisions sont prises. La réponse est en fait assez simple, elle est liée à notre régime de « monarchie présidentielle » qui se décline à tous les étages de l’exécutif.

A la tête de l’exécutif, depuis des années, des ministres, des présidents qui n’ont qu’une connaissance livresque de ce qu’est l’industrie. Pour eux, les usines sont des lieux où l’on organise des cérémonies d’inauguration. Ils n’ont qu’une vague idée de ce que signifie « compétence », « formation », « savoir-faire », « outil industriel ». Les préoccupations de ces dirigeants n’ont à peu près rien à voir avec le monde industriel, et tout à partager avec le monde des financiers, c’est-à-dire l’immatériel et le furtif. Il en résulte que toute industrie est perçue comme un avatar des développements d’appli pour les i-phones (d’où la « start-up nation »), ou comme une ligne dans un tableur Excel (d’où les ventes à la découpe plus ou moins heureuses). L’exécutif ne sait pas ce qu’est l’industrie, il ne s’y intéresse pas, il n’y voit souvent que des variables d’ajustement dans des stratégies électorales. Quoique nous ayons atteint ces dernières années des sommets dans la perte du sens du bien commun, du sens de l’état, et du sens tout court, il faut autre chose pour que le risque se mue en désastre. Cet autre rouage de la machine infernale est la cour de « conseillers » qui entourent le prince et dans cette cour, les polytechniciens jouent un rôle important.

Je ne parle pas des « cabinets de conseil » auxquels on fait abondamment appel pour dire ce qu’on a envie d’entendre et qui distillent une prose presque exempte de tout contenu technique. L’omniprésence de ces officines, et le coût de leurs services, révèle à la fois la nature de l’attente des gouvernants, et l’absence quasi-totale de sens critique pour les questions techniques.

Je parle des conseillers censés instruire les dossiers pour les ministres. Il fut un temps où ils avaient des compétences, non pas toutes les compétences, mais celle essentielle de savoir ce qu’ils ne savaient pas, de comprendre ce qui était important, et de se mettre en état de questionner intelligemment des experts. Pour avoir cette capacité, il faut avoir été confronté à la réalité des choses, ce qui n’est pas le cas quand on sort de l’École. La plupart des conseillers ministériels ont l’élégance de la jeunesse, comme les courtisans de Louis XIV avaient celle des rubans et dentelles. Mais trop fréquemment on trouve des disciples de Rivarol qui disait justement que « c’est un grand avantage de n’avoir jamais rien fait, mais qu’il ne faut pas en abuser ».

On pourrait imaginer un système de mentorat ou un « conseiller » plus senior puisse former les nouveaux arrivés. On pourrait rêver que les corps constitués, au lieu d’être des syndicats gardiens de domaines réservés, comprennent comme une de leurs missions essentielles cette formation des nouveaux entrants. On pourrait imaginer qu’un jeune polytechnicien ne rejoigne un cabinet ministériel comme conseil qu’après avoir pratiqué dans le domaine qu’il est censé couvrir. L’obsession du potentiel conflit d’intérêt que pourrait présenter un appel à la compétence exercée en dehors de la fonction publique fait songer à la boutade de Oscar Wilde qui disait « ne jamais lire un livre dont on lui demandait la recension, de crainte d’être influencé ! » .On pourrait même espérer que, conscient des limites de la formation excellente qu’il a reçu, un jeune polytechnicien refuse de conseiller dans un domaine où il ne connaît rien, et qu’il accepte de le faire plus loin dans sa carrière en paiement de sa dette à l’état. Il n’en est rien. Depuis une dizaine d’années, l’évolution des cabinets ministériels est très exactement le contraire de ce qu’on serait en droit d’attendre si on voulait véritablement une expertise guidant la décision : on voit une décroissance marquée des compétences scientifiques et une diminution prononcée de la durée en poste. Le poste de conseiller dans un ministère est un chemin vers d’autre postes, où l’on valorise au moins autant son carnet d’adresse que son profil de compétences. Pour le dire tout net, les conseillers ne font que passer, et souvent préparent leur poste suivant, et n’instruisent pas les dossiers techniques faute de compétence pour le faire, ou de courage pour dire à « leur » ministre autre chose que ce qu’il a envie d’entendre.

Cette peur panique de déplaire à une autre conséquence : non seulement ils ne font pas leur travail qui serait d’instruire avec rigueur les dossiers techniques, mais ils font tout pour que cela ne soit pas fait. Par exemple, j’ai demandé en vain la réunion du « comité à l’énergie atomique », prévu par la loi, comité qui doit être présidé par le premier ministre, et tous les conseillers des cabinets s’opposaient à sa tenue, probablement tétanisés de crainte que viennent sur la table, portés par des gens connaissant le dossier, des questions dont ils ne souhaitaient pas parler devant tel ou tel ministre. Pas de recension des rapports transmis par l’académie des sciences, par l’académie des technologies. Pour ne rien dire des rapports que j’ai dirigés comme Haut-Commissaire à l’énergie atomique, partis pour caler je ne sais quelles armoires! Il résulte de cela que les dossiers techniques ne sont pas instruits parce que ceux qui sont censés le faire manquent soit de compétence pour le faire, soit de courage pour faire passer l’intérêt de l’État avant leur plan de carrière.

C’est cette double absence, amplifiée par les relations endogames entre la haute administration et l’industrie, qui est la source de nos maux. C’est parce que l’exécutif se moque du contenu tant qu’il ne se heurte pas à la dure réalité des faits, et que tant de « conseillers » ne font pas le travail de conseil qui est le leur, que la « machine infernale » peut tourner à plein régime avec les conséquences délétères que l’on voit aujourd’hui.

J’aime à penser que votre génération, face aux désastres qui se profilent, du point de vue climatique, économique, industriel, social, aura à cœur de fournir à l’état des serviteurs dignes des Georges Besse et des Louis Armand. Des conseillers « comestibles » en lieux et place de conseillers « toxiques ». Si plus tard dans votre carrière vous avez-vous-même à recruter des conseillers, voici quelques règles vous permettant d’éviter les toxiques. Un conseiller toxique se caractérise par les observations suivantes :

• Dans un monde techniquement illettré, il se pare d’un titre supposant une compétence qu’il n’a jamais pratiqué
• Il a un avis sur tout, tranché et sans nuance, de préférence sur les sujets qu’il ne connaît pas de première main…
• Il ne cherche jamais à approfondir les avis qu’on lui transmet, à poser des questions pour comprendre
• Il émarge à la catégorie « Gloutons d’idées » qui, selon le philosophe Alain, sautent sur toute idée séduisante, avalent l’hameçon, la ligne et la canne à pêche, et se dédouanent de toute responsabilité en arguant du droit à l’erreur.
• Il ne transmet à son maître que les informations qui le confortent dans ses convictions et il fait écran à tout contact avec le maître qui ne passerait pas par lui, et qui pourrait apporter une lueur qui ne soit pas filtrée par lui.

Nécessité fait loi. L’État aura toujours besoin de conseillers pour instruire pour l’exécutif les dossiers techniques. Les polytechniciens peuvent et doivent contribuer au « devoir de conseil » rendu indispensable par la technicité du monde qui nous entoure et la complexité des systèmes à considérer. L’état du pays ne lui permet plus de tolérer des courtisans qui, pour reprendre le mot cruel de Jonathan Swift, « rampent dans la position même où l’on grimpe ». Il y a urgence : effondrement de notre industrie , destruction de notre souveraineté industrielle, illusion complète voire entretenue sur l’étendue du désastre, crises climatiques majeures à venir…retrouver le sens du devoir n’est plus une option, c’est une question de survie…et pour reprendre le mot d’un ancien ( pas si loin de votre génération), pas encore antique ( pas tout à fait de la mienne), Vincent Le Biez, qui, passé par cette école et le corps des Mines, est devenu de ces grands serviteurs de l’État qu’on voudrait croiser plus souvent « nous avons besoin de vos solutions, pas de vos états d’âme ». Les jeunes polytechniciens ont un rôle à jouer, un rôle essentiel, pour peu qu’ils aient le courage de faire passer leur sens du devoir avant leur goût du pouvoir, et ce qu’ils doivent à leur pays avant la carrière qu’ils pensent leur être due.

En conclusion, après avoir placé ce discours sous le parrainage de quelques grands anciens, je voudrais revenir à un autre grand homme de notre Pays, Vauban, l’ingénieur militaire de Louis XIV, l’homme qui osa, après avoir passé sa vie à fortifier le royaume, écrire la « Dime royale » sur les injustices fiscales de l’ancien régime, ce qui lui valut sa disgrâce. A ceux d’entre vous qui choisiront de servir l’état pour payer votre dette, Vauban sera de bon conseil et la lecture de sa correspondance est une mine de réflexions profondes. Dans son « Eloge de Vauban , Fontenelle écrit « Nullement courtisan , il aurait infiniment mieux aimé servir que plaire ». Lucide, Vauban écrit à Le Pelletier en 1695, « La plupart des gens répètent comme des perroquets ce qu’ils ont entendu dire à des demi-savants qui, n’ayant que des connaissances imparfaites, raisonnent le plus souvent de travers ».

Mais la leçon ultime de Vauban, et de tous ces grands serviteurs de l’état dont je vous ai entretenu, est que l’on conseille le prince mais que c’est l’État que l’on sert. Quand on confond les deux, et que l’on sert le prince, on ne mérite plus que le titre de courtisan qui est juste en dessous de celui de laquais. Et si vous devez aller au service de l’État dans les temps difficiles qui se profilent, souvenez-vous que le verbe « servir » ne doit pas se conjuguer sous la forme pronominale « je me sers », mais sous sa forme transitive « je sers ».

Je vous remercie de votre attention.

HORS CAPITAL

Le capitalisme, régime hégémonique, impose son rapport social, sa langue, ses propres discussions. On ne peut plus se contenter de répliquer dans le cadre, il faut en sortir et mettre d’une part un grand coup de raquette dans la machine à balles, d’autre par refuser sa dialectique.

Prenons quelques « débats » récents. Tous ont montré les mêmes choses : l’hégémonie du capital, la servilité des gouvernants, celle des media, et surtout notre propre faiblesse.

Des comptes twitter et Instagram se sont mis à relater les jolies aventures carbonées de nos chers milliardaires. La « gauche », sitôt le mouvement pris, s’est empressée de demander leur interdiction. Ce qui a fait réagir ceux qui nous demandent de pisser sous la douche : ce genre de petit geste ne sert à rien. Et les media de relayer cette polémique stérile. En effet, ces petits gestes ne servent à rien. Pisser sous la douche, interdire les jets, c’est comme économiser le blé ou interdire les carrosses en 1789. Ça ne sert à rien.

Ce qu’il faut interdire, c’est le régime social qui permet ce genre de choses. Ce qu’il faut interdire, ce ne sont pas les jets, ce sont les riches, et plus largement les structures (imposées par eux) qui permettent leur régime d’accaparation. Poser proprement la question des jets commencerait par poser la question de « pourquoi les jets ». Mais cette démarche intellectuelle triviale semble absente.

De même en est-il des superprofits. C’est quoi un « superprofit » ? Bruno Lemaire et Geoffroy Roux de Bézieux, dont on sait tout le bien que je pense d’eux, posent utilement la question et nous ramènent à la raison. Est-ce du taux de marge ? Du bénéfice par action ? Une quantité de bénéfice net ? Bruno Lemaire explicite cette pensée limpide : « les entreprises font du profit ». Eh bien oui, elles font du profit.

Alors, même dans la pensée la plus social-démocrate du monde, il reste deux sortes de profits : les illégitimes qu’il faut saisir et les légitimes. Dans la première rentrent les profiteurs de guerre. Dans la deuxième, on ne sait pas. Cette frontière est aussi difficile à définir que celle séparant « superprofits » de « profits ». La réalité c’est que tous les « profits » sont une prédation et tous les actionnaires des prédateurs.

A quoi servent ces gens, gros actionnaires assis sur leur cul à envoyer des mails à leur banque d’affaire, petits actionnaires profitant du système en laissant leur banque se gaver de commission ? A quoi servent tous ces intermédiaires, ces salariés, sinon à perpétuer un régime d’exploitation d’une nature jamais vue dans l’histoire ?

Les petits actionnaires sont au 21ème siècle (mais à la puissance 10) ce que les meuniers étaient au 15ème : un seigneur leur accorde un droit d’exploitation en échange d’une rente et d’une classe intermédiaire assurant la paix sociale. Les grands actionnaires sont les nouveaux seigneurs. Les banques n’ont, elles, pas changé de nature : des instruments au service unique des puissants.

Quand on se laisse enfermer dans le débat des « superprofits », dans celui des « jets privés », on en oublie le régime qui les permet et garantit la destruction de l’écosystème : le capitalisme. Ce ne sont pas les jets qui détruisent le climat : ce sont les gens à l’intérieur. Ce ne sont pas les superprofits qui sont scandaleux, c’est la prédation actionnariale, la prédation capitaliste.

Comme l’a montré magnifiquement l’œuvre de Sandra Lucbert, la domination capitaliste s’étend jusqu’à la langue. Celle-ci est façonnée par les dominants qui s’en servent pour imposer leur façon de penser, leur cadre. Il est aujourd’hui infiniment difficile d’expliquer que le capitalisme est une prédation alors que c’est une évidence : la faute à la langue, aux flics, aux procureurs, aux juges, aux media. La faute à tout le système de ruissellement qui rémunère la servilité. Soyez servile, vous aurez tribune, vous aurez promotion, vous aurez prix.

C’est de cela qu’il faut se débarrasser, parce que c’est cela qui nous conduit (et l’écosystème avec nous) à notre perte. Les jets ne volent pas pour eux même. Ils volent au service d’autres. Les superprofits ne se font pas pour eux-mêmes, ils se font au service d’autres. De gens qui profitent de la guerre, des sécheresses, des inondations, des pénuries. Tant que ce système perdurera, des gens profiteront de ses crises. Tant que ce système perdurera, il nous imposera ses « débats » vides de politique, son « art » dépolitisé, sa science-économique-vérité.

Il faut en sortir, il faut se mettre à penser « hors capital », refuser la stérilité de leur idéologie, refuser leur domination, leur façon de jouer avec nous.

Il faut les chasser.

Critique de l’ouvrage de V. Le Biez (X 2004), ‘Platon a rendez-vous avec Darwin’

 (ce billet X-Alternative est la version légèrement plus longue et détaillée de ma recension parue dans la revue Esprit, mai 2022 , pour laquelle j’ai dû réduire un peu le format. Elle intéresse notre association car elle contribue justement à montrer que peut exister une alternative à certaines visions parfois univoques et très politiquement orientées ; sachant que j’ai tâché de faire une critique épistémologique d’un ouvrage qui, en plus d’être scientifique, est aussi politique. A. Moatti, X78, administrateur X-Alternative, chercheur HDR en histoire des sciences, 4 mai 2022)

*

Vincent Le Biez, Platon a rendez-vous avec Darwin. Les Belles Lettres, 2021, 190 p., 17 €.

Voilà un livre bigrement analogique, et au programme politique fort. Émanant d’un représentant de nos élites (l’auteur est X-Mines, actuellement haut fonctionnaire en poste à l’Agence des participations de l’État), qui fut à 28 ans en 2013 secrétaire national de l’UMP, animateur d’idées d’un courant important de ce parti (celui d’Hervé Mariton, ancien candidat à la présidence de l’UMP, polytechnicien lui aussi, qui a abandonné la politique nationale en 2012 et est retourné dans son administration d’origine), il mérite notre attention.

L’idée, d’abord plutôt séduisant, est de faire dialoguer directement philosophie (politique) et science, en prenant appui sur cette dernière, par un certain nombre de chapitres variés, visant à illustrer ce dialogue et prenant leur source dans différentes branches scientifiques (théorie de l’évolution, biologie cellulaire, thermodynamique, …). L’auteur aime la science – c’est sa formation –, et la politique – il en fait, en a fait ou en refera. Il partage avec nous certaines lectures qui l’ont fasciné. Chaque chapitre est construit à l’identique, avec de longs et érudits développements scientifiques, suivis d’une brève généralisation à la philosophie politique : ainsi un exposé sur l’homéostasie cellulaire, avec de magnifiques schémas colorés de biologie, donne-t-il lieu à une comparaison entre la membrane cellulaire et la frontière d’un pays – la cellule (et donc le pays) préservant son équilibre en assimilant certains apports externes, tout en en rejetant d’autres, par « perméabilité sélective ».

On pourrait s’en tenir là. Nonobstant certaines grandiloquences (la mission « du » politique est de « contribuer à construire l’Histoire, plutôt que la subir »), certaines naïvetés (« le progrès scientifique et technique est agnostique »), certains postulats ou inférences rapides (« la modernité se caractérise par le formidable essor d’un individualisme »), voici un livre cultivé, parlant élégamment, et correctement, de science. Bénéficiant d’un succès d’estime et de critiques favorables, de Télérama au FigaroVox en passant par Le Monde et Le Point, il est susceptible de séduire des lecteurs aimant se replonger dans l’histoire des sciences (par exemple des ingénieurs, comme notre auteur), capables d’écouter la musique, d’apprécier la virtuosité analogique, sans trop approfondir la vision politique sous-jacente.

Fort intéressante est pourtant cette vision : il s’agit ni plus ni moins de légitimer par la science une pensée de « conservatisme libéral » et d’y réarrimer une notion de progrès bien comprise. Le progressisme (entendez : la pensée de gauche) s’appuie selon l’auteur sur l’évolution de Lamarck, avec une téléologie, un but, celui de lendemains meilleurs ; quant à la pensée écologique, elle s’appuie sur la thermodynamique classique, et son fameux second principe d’entropie croissante, qui nous conduit vers le désordre. Cependant la thermodynamique hors d’équilibre (l’auteur est fasciné par des auteurs comme Prigogine ou Bertalanffy) serait, quant à elle, encore « à la recherche de débouchés politiques ».

Soit. Curieuse inversion, qui plus est d’un postulat fort contestable. Dans le sens d’inférence politique > science, on peut relire, à la force de l’analogie, le socialisme comme une téléologie à caractère lamarckien, ou la collapsologie comme une pseudo-conséquence du second principe. Cet appui sur la science, qui correspond à une volonté de légitimation, a été vertement critiqué, par exemple par le regretté Jacques Bouveresse. Mais dans l’autre sens, science > politique, pourquoi une théorie scientifique donnée aurait-elle nécessairement des débouchés politiques ? Deux démarches mêlées apparaissent : bien que l’auteur s’en défende, une forme de scientisme (j’aime cette branche de la science, j’aimerais la généraliser) ; parallèlement, une conviction politique chez l’auteur, qu’il s’agit de légitimer (dans le sens plus classique politique > science) : ainsi les deux démarches convergeront, il s’agit de matcher l’une par l’autre.

De fait, l’auteur promeut une théorie politique où le progrès effectif soit « darwinien », c’est-à-dire résultant du hasard, là où le progressisme lamarckien (i.e. de gauche) s’appuie sur le fameux sens de l’Histoire, sur une téléologie, devenant à ses yeux une quasi-religion ; et accessoirement non désirable car passant par des conflictualités sociales (quasi-gommées de l’ouvrage). Et ce hasard a pour synonyme… liberté (tandis que la nécessité, l’auteur citant Jacques Monod, est celle… de l’ordre). Liberté et ordre, voilà les piliers d’une pensée, disons… de droite – mais une droite qui en appelle au progrès, si celui-ci passe par la liberté individuelle. Il s’agit de légitimer, via Darwin, la notion de progrès, quasi opposé au… progressisme, et fondé sur la liberté de chacun, loin des chimères collectives (et collectivistes) inspirées de Lamarck. Il s’agit aussi d’intégrer cette notion de progrès forcément individuel dans un « conservatisme libéral » : sans y toucher, l’air de rien, on arrive à un conservatisme de progrès – dénouant ainsi l’oxymore. Et légitimé par la science, puisque comme chacun sait, la théorie de Darwin a eu raison de celle de Lamarck.

Rien de bien neuf. La critique du « progressisme » avait déjà été menée par Hayek (un des auteurs-phares de l’ouvrage, côté politique). La nouveauté, ici, est la légitimité via la science que prétend apporter l’auteur, sur la base de sa formation, de la (bonne) vulgarisation qu’il fait de ses lectures, et des analogies en histoire des sciences qu’il propose.

Or, dans ce paradis éthéré, fait uniquement de philosophie politique et de science, dans cette académie platonicienne revisitée (Que nul n’entre ici s’il n’est libéral pourrait en être la devise), les sciences sociales n’ont pas droit de cité : tout au plus est-on surpris de découvrir, au détour d’un chapitre, qu’existerait « un corps social », susceptible « d’absorbe[r] sans trop de dommages », ou non, les transformations politiques et sociales.

De fait, l’ouvrage fait montre d’une certaine prétention épistémologique : voulant faire dialoguer directement Platon avec Darwin, philosophie (politique) avec science, le « premier rayon » de la bibliothèque avec le « troisième », il prétend se passer du second, celui des sciences humaines et sociales, finalement non nécessaires pour ce dialogue direct, qui n’aurait jamais été construit. On comprend l’idée, à la lumière du projet politique, de se passer de toute forme de sociologie, voire même de toute forme de théorie économique : le libéralisme infuse directement de la science… Il ne manque toutefois pas de sel qu’un ouvrage truffé d’histoire des sciences prétende faire abstraction de l’histoire – science humaine, elle aussi ; ceci peut s’expliquer comme une réification de l’histoire des sciences, à rattacher uniquement à la science, et jamais à l’histoire. Surtout, l’auteur ne semble pas voir le paradoxe dans lequel il se piège lui-même, en produisant un ouvrage de sciences humaines et sociales, à ranger dans le « second rayon » de sa bibliothèque ! L’on hésite à analyser plus avant cette contradiction. Vue comme comtienne (et, comme Comte d’une certaine manière, scientiste – ainsi « l’apport intellectuel et culturel des sciences modernes n’est pas suffisamment considéré »), la démarche de l’auteur en arrive à faire l’impasse sur toute sociologie – pourtant importante chez Comte ! Vue, à l’opposé (Hayek n’était pas un grand admirateur de Comte), comme hayékienne, même Hayek – pourtant assez prétentieux, comme Comte – n’aurait pas eu une telle vanité épistémologique ! Que cet ouvrage émane d’un représentant d’une micro-élite, sûre d’elle-même, celle d’une partie des grands corps d’État, d’une technocratie légitimant sa vision par la science et l’asseyant sur la technique, n’est pas un hasard – même si ce n’en est ni la première ni la dernière occurrence.

Finalement, on pourrait prendre l’auteur à ses propres dires : maniant le « tout se passe comme si », l’auteur, lucide, nous rappelle qu’il s’agit d’un « usage commode mais uniquement métaphorique » : on pourrait appliquer cette sentence à l’ensemble de son ouvrage. Et souhaiter à son auteur de se réconcilier, la maturité venant, avec les sciences sociales – qui justement permettent, par construction, de se prémunir d’un certain scientisme et apprennent à se méfier d’un lien trop direct entre science et politique.

Xavier Bertrand a raison

Comme Nicolas Sarkozy avant lui, Xavier Bertrand souhaite que le travail paye mieux. Il a ainsi repris à son compte une vieille proposition : faire converger le salaire brut et le salaire net en réduisant les « charges ». Évidemment, tous les gauchistes lui tombent dessus. Funeste erreur ! Dans un contexte inflationniste, on ne peut que se féliciter de le voir se préoccuper du niveau des salaires. Qui peut aller contre cette idée ? Pas moi en tout cas. J’irai même presque jusqu’à dire qu’il a raison. Malheureusement, il n’a pas poussé l’idée assez loin.

Essayons de pousser la proposition au bout, en étant aussi « sérieux » que possible. Il s’agit de s’assurer que les travailleurs reçoivent 100 % du produit de leur travail. On supprime donc complètement les « charges » salariales et patronales et on verse tout aux salariés. Tant qu’à faire, on verse également la plus-value, en reprenant l’idée de « dividende salarié », qu’on mène également au bout : tous les bénéfices sont versés aux salariés.

On aurait, sans nul doute, un sacré « choc de pouvoir d’achat ».

Toutefois, il faudrait bien que les salariés disposent d’une protection maladie, d’une assurance perte d’emploi, et d’une assurance retraite. Là aussi, la droite ne manque pas d’idées : il suffit d’imposer une mutuelle, une assurance emploi et un plan épargne retraite obligatoires. Rien de plus simple, c’est déjà fait pour la mutuelle et pas bien compliqué à mettre en place pour les retraites.

C’est là qu’intervient la science des assureurs. Afin d’assurer la stabilité et la pérennité du système, il faut que ces fonds assurantiels aient la plus grande surface possible. Pourquoi pas l’ensemble des salariés du public comme du privé ? Ainsi, on pourrait avoir un seul acteur de l’assurance santé, un seul pour l’assurance chômage un seul pour l’assurance retraite. Les synergies entre ces différents opérateurs devraient dégager de significatives marges de manœuvre financières, notamment du fait de la mutualisation des frais de gestion et de la rationalisation des offres.

On aurait toutefois un écueil à surmonter. Ce grand assureur du risque social (appelons le « sécurité sociale ») serait en situation de monopole. Le préambule de la constitution de 1946 nous imposerait alors de le nationaliser. Pourquoi pas, mais serait-ce bien responsable de faire porter à l’État l’intégralité du risque, au moment où il est déjà si endetté ? Et puis c’est connu, l’État est un piètre gestionnaire.

On ferait mieux de l’organiser sur un modèle mutualiste, où les « cotisants » seraient eux-mêmes en charge de la gestion de leur propre fonds assurantiel. Il s’assureraient que « leur argent » est géré comme il l’entendent en décidant des montants appropriés de cotisation et du niveau des prestations.

Encore quelques points de détail. En distribuant l’intégralité du bénéfice en dividende salarié on tarit la source de toute vie économique : l’investissement capitaliste. Qu’à cela ne tienne ! Il suffit d’imposer une cotisation investissement. Une part du salaire serait prélevée à la source et reversée à un grand fonds d’investissement. Même raisonnement que pour l’assurance, il faudrait malheureusement nationaliser ce fonds en situation de monopole (qui capterait l’intégralité des fonds disponibles pour investissement). Et, même chose encore, on préférerait plutôt un modèle en autogestion afin d’éviter que l’État ne fasse n’importe quoi avec l’argent des travailleurs, comme il en a la fâcheuse habitude.

Ainsi, en poussant l’idée de Xavier Bertrand au bout, on disposerait d’une grande caisse couvrant le chômage, la retraite et la santé, en auto-gestion qu’on appellerait la « sécurité sociale ». On aurait également un grands fonds d’investissement public en autogestion. Finalement, Xavier Bertrand est d’accord avec Bernard Friot. Surprenant.

Le « prix Nobel » d’économie va-t-il bousculer l’idéologie mainstream ?

Le « Prix Nobel d’économie » (abus de langage puisque Alfred Nobel n’avait pas inclus l’économie dans la liste des sciences à récompenser, ce n’est qu’un prix de la Banque de Suède) vient d’être décerné à 3 économistes dits « empiriques », dont David Card.

Celui-ci a montré que la hausse du salaire minimum n’était pas néfaste pour l’emploi, contrairement à la très répandue doxa néolibérale. Il l’a fait en s’appuyant notamment sur des comparaisons de données entre des états comparables des USA qui ont choisi des politiques différentes en matière de salaire minimum.

La Banque de Suède ne nous avait pas habitué à consacrer de tels courants de pensée. Que se passe-t-il donc au sein du monde des économistes ? Le doute se répandrait-il sur la validité des grandes affirmations du néolibéralisme, telles que « le salaire nuit à l’emploi » ? Vous souvenez-vous de la sortie en 2016 du livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg « Le négationnisme économique », dont la publication avait été accompagnée d’une forte promotion médiatique.

Ils prétendaient notamment que l’économie néolibérale était devenue une véritable science, dont la théorie était validée par l’expérience. Pour eux toute contestation de cette théorie, comme oser affirmer que la hausse des salaires  ne  nuit pas à l’emploi,  relevait du « négationnisme économique ». Et voilà que le (faux) prix Nobel vient d’être décerné à l’un de ces négationnistes, précisément parce qu’il a adopté une démarche expérimentale ! Personnellement, je trouve cette situation quelque peu savoureuse.

Pierre Cahuc a été professeur à l’X de 1998 à 2018, membre du Conseil d’analyse économique auprès du Premier Ministre de 2006 à 2016 et du Comité d’experts sur le salaire minimum de 2012 à 2016, aux côtés de son ami Gilbert Cette. C’est leur pensée et leurs affirmations soit-disant « scientifiques » qui ont été écoutées par les gouvernements qui se sont succédé .  Auront-ils aujourd’hui la sagesse d’écouter d’autres points de vue ? C’est leur pensée et leurs affirmations qui ont été  enseignées aux élèves de notre école comme des théories aussi fiables que celles de la physique.

La direction de l’X aura-t-elle l’indépendance d’esprit suffisante pour admettre que l’enseignement de l’économie doit reposer non sur la promotion d’une prétendue vérité scientifique, mais sur les comparaisons de courants de pensée contradictoires ?

Démocratie, vraiment ?

L’autre soir, j’étais en soirée avec de vieux amis. Le genre de vieux amis avec qui je voulais boire des bières, faire des flipper, parler du bon vieux temps, mais surtout pas parler politique.

Et pourtant c’est arrivé, comme un coup de mitraille : j’aime bien ce que tu fais, mais « je suis attaché à la démocratie ».

C’est vrai que moi, non. J’ai beau l’écrire partout et le dire en permanence, je ne suis pas-attaché-à-la-démocratie. Non. Je suis plutôt attaché à la revendication violente, aux exactions de syndicalistes au couteau entre les dents ou de gilets jaunes bêtes féroces dont le but est d’abattre notre si belle constitution.

La même semaine, j’ai lu le bouquin de Sandra Lucbert « le ministère des contes publics ». A vrai dire je l’avais à peine fini dans le RER qu’on m’assenait déjà le coup de la « démocratie ». Quelle leçon, et quelle incarnation pour le bouquin et son concept de PFLB (Pour Faire Le Bourgeois) ! Deux heures auront séparé ma rencontre du concept et ma rencontre de sa réalité.

Dans ce bouquin, qui vaudrait un éloge plus long que lui-même, Sandra Lucbert détaille comme le discours des capitalistes percole dans toute la société, verticalement et horizontalement, en véritable hégémonie à la Gramsci. On laisse mourir des bébés ? On fait ce qu’on peut (c’est-à-dire ce qu’ils veulent), mais bon il y a des trous dans la raquette, et des bébés meurent. Que voulez-vous ?

Tout en devient fou à cette mesure. La Dette ? Cette chose n’a plus de réalité. Elle existe en soi. Et son montant en soi. Et sa gravité en soi. Bien peu importe la réalité. Tout le monde en répétera la gravité, jusqu’à en vomir, jusqu’à en faire vomir, pourvu qu’on reste dans le PFLB.

La Démocratie ? Elle existe. Elle est là. Voilà. Puisqu’on vous le dit. Et qu’on vous dit que la Dette c’est grave. Des choses existent : la démocratie. D’autres sont graves : la Dette. Aller contre tout ça, c’est aller contre le bien-suprème : réduire la Dette et conserver la sainte-démocratie.

Vers 1995, la Dette était à 60 %, et les échos titraient déjà sur la gravité du problème en nous promettant des pluies de grenouilles. Vers 2005 : 80 %. Et on nous rappelait les grenouilles auxquelles nous avions échappé (merci les gouvernants) pour nous dire que cette fois, on y était. Vers 2015, 100 %. Cette fois, ça serait la bonne : pas de grenouilles mais des rivières de sang. 2021 : 120 %. Cette fois ON VOUS A SAUVES ! Et puis l’immédiat corollaire : IL FAUDRA PAYER ! Sous-entendu : bosser jusqu’à 67 ans, c’est à dire 10 ans de plus que l’espérance de vie des égoutiers.

Tout cela est absurde mais nous ramène à la DÉMOCRATIE. Elle existe. Et même que certains, parmi les plus éduqués, y sont attachés. Réduire la dette, c’est une question dé-mo-cra-ti-que. Si on le ne le fait pas, nos enfants paieront (à qui ? Oulala. Pourquoi ? Oulala — ces questions ne se posent pas en PFLB; il faudra bien payer, puisqu’il le faut).

Alors j’ai beau dire que la DÉMOCRATIE m’a fait peur pendant deux ans. Peur physique (des lacrymos, des matraques, des grenades – dont j’ai toujours su me tenir éloigné), peur légale (un bisou chaleureux à Eric Labaye), peur para-légale (quand mon téléphone supprimait des contacts gilets jaunes en 2019, ou qu’il mettait si longtemps à établir une connexion, ou qu’il grésillait juste assez pour le me faire sentir avec ces personnes pendant qu’il ne le faisait pas avec d’autres). J’ai beau dire tout ça, parler des arrestations illégales (dont des amis), rien n’y fait : la DÉMOCRATIE est là.

J’ai beau dire qu’il n’y a pas de contre pouvoir : assemblée croupion, journaux caporalisés ou réduits à l’extrême faiblesse (que les Pandora Papers font un bel exemple), justice aux ordres quand il faut ou impuissante quand il ne faudrait pas : rien n’y fait : la DÉMOCRATIE, j’y suis attaché.

La réalité a beau être là : des yeux crevés, des mains arrachées, des décisions en conseil de défense, des volontés de sortir les politiques du droit pénal, des mensonges d’arracheurs de dents (ne bougez pas, avec un bras en moins – ou un bébé mort – vous aurez moins de Dette), rien n’y fait : la DÉMOCRATIE.

Mais la force du PFLB, ou de l’hégémonie bourgeoise (ou capitaliste), c’est précisément qu’elle est hégémonique. Alors tout le monde court derrière et répète, ou plutôt ahane (mais sans la peine), que la Dette c’est mal, et que la DÉMOCRATIE c’est bien.

Personne, jamais personne, ni sur les plateaux, ni dans l’immense jeu du PFLB pour dire que la DÉMOCRATIE, précisément, n’existe pas. Oh non. C’est un concept dont on se rengorge et qu’on dégueule en dîner, mais sans jamais savoir ce qu’il recouvre de responsabilité ou de difficulté. Castoriadis disait : « se reposer ou être libre ». Le PFLB se repose. Le PFLB dégueule sa bien-pensance ramollie à ceux qui ont le tort de ne pas se reposer. Mais repose toi, enfin ! Arrête tout ! On tient à toi. Te soutenir ? Se battre pour une cause ? Oh non, ce serait fatiguant. Et tous ces gens sont profs (qui se font massacrer dans leurs conditions de travail et leur salaire), flics (idem), consultants, ou n’importe quoi. Ils se font tous massacrer, mais ils se reposent.

Macron se repose, lui, et tout le monde se repose en l’entendant dire hier soir : « C’est très dur dans une démocratie de dire aux gens : on va vous enlever des droits massivement. ». C’est si honnête pourtant. Cette phrase contient toute la merde du monde contemporain à elle seule. Elle contient l’alternative posée à nos gouvernants : la démocratie ou autre chose. Parce que vous comprenez, qu’est ce que c’est dur d’appauvrir les pauvres pour enrichir les riches quand les pauvres doivent être d’accord. Quel effort ! On en a marre. Tout ça à cause de la démocratie.

Le moment va venir où il ne restera plus que les apparences. Macron franchit déjà le mur d’après : les apparences pèsent déjà trop. Laissez les gouvernants se reposer. Laissez les riches être riches et les pauvres êtres pauvres. Laissez les flics massacrer les gens. Toute cette démocratie, ça suffit.

Capitalisme gorafisé

Qu’est ce que le moment gorafique ? Frédéric Lordon en donne une définition assez claire : « Il y a du gorafique chaque fois que, confronté à une déclaration politique, on n’est plus en état de déterminer si elle est réelle ou grossièrement contrefaite à des fins d’épaisse caricature. »
La faiblesse de sa définition, si j’ose dire en toute humilité, est qu’elle se limite aux moments politiques. Mais le propre du gorafique, comme le dit l’auteur de l’article lui-même, c’est que c’est une « histoire de réalité désormais systématiquement en avance de la fiction ».

Il n’y a dès lors pas lieu de s’étonner que le concept dépasse sa propre définition, sitôt celle-ci posée. Le gorafisme se répand comme un virus – le covid aura au moins aidé, et non réussi, à faire comprendre les concepts de propagation exponentielle. Dès qu’un corps social est touché – ici le politique, on a à peine le temps de commencer à identifier des règles, des invariants, comme on aime à le faire en mathématiques pour comprendre les choses, qu’un autre a déjà dépassé la définition précédente.

On aura pu apprécier les moments gorafiques politiques, ces moments où l’on hésite en franche rigolade, doute et dégoût avant de devoir chercher ailleurs si vraiment la chose a eu lieu. La mort de Steve n’a rien à voir avec l’intervention de la police. L’immolation d’Annas n’était pas un geste politique. La réforme des retraites est une réponse au mouvement des gilets jaunes. Tout ceci a eu lieu, et l’article de Lordon en détaille d’autres.

Mais voilà maintenant qu’il nous faut apprécier les moments gorafiques capitalistes. Telle entreprise vient de lever 680 millions de dollars pour faire des cartes panini basées sur la blockchain. Et oui. C’est dur, c’est la réalité. Elon Musk veut envoyer des publicités dans l’espace. Et oui. Dur à avaler. Jeff Bezos s’envoie en l’air dans un chibre spatial. Dur, réél. Absurde, mais c’est comme ça que ça marche. Désormais il faudra s’y faire.

Alors qu’on se rassure tout de suite en relisant la théorie et en réécoutant Aphatie et ce bon vieux Tirole : le marché est la manière la plus efficace d’allouer les ressources au service de l’intérêt général. La main invisible agit glorieusement pour nous permettre de bénéficier du génie de nos entrepreneurs. Et puis l’instant où l’on a refermé les Echos ou le torchon de l’institut Montaigne on se ressaisit : 680 millions pour des cartes panini ? Qui en plus n’existent même pas ? On refait les calculs et il faut bien y arriver : les comptes sont pas bons Kevin. Avec ces 680 millions, on pourrait financer cinq fois le projet prometheus de moteur Ariane réutilisable, deux fois le secours populaire, ou une bonne part du programme Astrid. Mais la main invisible préfère les cartes panini.

Le charme spécial du capitalisme gorafisé, c’est qu’il résonne dans les yeux de merlan frit de nos ministres. Il faut dire qu’eux mêmes étant gorafisés jusqu’à la moelle, il n’y a pas à s’étonner. Que trouve à dire Cédric O sur les cartes panini à 680 millions ? Que c’est presque une licorne. Incroyable mais vrai. Ça y est, les levées de fonds atteignent des records. Pour quoi faire ? Qui s’en soucie ? L’important c’est que les chiffres soient là. Une palanquée de zéros alignée, ça suffit à les faire frémir.

J’aurais tendance à ne mettre en cause que les idiots qui nous gouvernent. Ils sont trop biberonnés à la croissance, n’ont pas le moindre début de compétence technique ni souci de l’intérêt général, en bref, ils sont cons comme des valises. Mais comme toujours, ce n’est pas leur faute. Sans qu’ils soient innocents, ils ne sont qu’un morceau du mouvement général de crise organique. Ce sont les structures des choses qui ont permis leur émergence, comme ces mêmes structures ont permis les panini à 680 millions. Cette structure, c’est celle du capitalisme gorafisé, du capitalisme finissant, du capitalisme tout court.

Le capitalisme, rapport social de domination, se contentait autrefois de dominer, violemment. Mais au moins il produisait, ou plutôt faisait produire, à coup de fusil dans les grévistes s’il le fallait, mais faisait produire des voitures, des avions, des trains. Voilà qu’il ne produit plus et que, non content d’opprimer, il prend goût à humilier. Et pas seulement d’humilier par le rapport de domination, mais d’humilier par l’absurde des objets nouveaux qu’il se donne et dans lesquels il embringue les gens.

Si vous n’êtes pas encore anticapitalistes, c’est le moment de le devenir, et vite.