Il reste tout

Préambule

Écrire sur ce sujet en ce moment, c’est dur. Dur parce qu’on ne veut pas parler pour les autres, les camarades dont je connais si peu de la condition. Parce qu’il ne s’agit pas de déformer leur pensée, leurs souffrances, leurs joies (cela reste assez universel), leur vie. Encore moins de l’interpréter, de l’extrapoler. Dur à cause de la répression qui s’abat violemment. A tous ceux qui se sentiront trahis par mes propos, pardonnez moi, corrigez moi, reprenez moi je vous en prie. Tout cela force à peser chaque mot mais je crois que le moment impose de ne pas rester silencieux.

Mort

Un jeune homme, Nahel, est mort à 17 ans. D’une balle. Pour un contrôle routier.
Tout relativisme de ce fait est inacceptable : un jeune homme est mort pour rien. Sa mère l’a perdu, ses amis l’ont perdu, il ne connaîtra plus jamais la joie, l’amour, l’ivresse, les poèmes, les chansons, le cinéma, les copains, les copines, il est sous terre à jamais. Pour un contrôle routier.

Révolte

Devant cette réalité, la jeunesse de ces quartiers (mais pas que) a décidé de tout cramer. 60 ans de police coloniale, d’état colonial, de racisme institutionnel, de mal logement, de chômage de masse, de mépris, de contrôle au faciès, de parents exploités, de services publics en ruines, tout cela a éclaté d’un coup. Il le fallait. Et dans ces cas là, la révolte ne cherche pas bien loin : faire mal.

Justesse

Dans ce « faire mal », il y a du juste et du moins juste. Comme le dit un camarade Gilet Jaune, en fait :

tout est question de justesse. Il y a un usage juste de la douceur, un usage juste de la parole et un usage juste de la violence.

Lisez attentivement le texte ci-dessus : personne ne crame jamais rien par plaisir. Ni moi, ni vous, ni eux. Les gens crament parce qu’il ne reste plus que ça. Quand on en est là, c’est le pouvoir qui impose la justesse de la violence, parce que c’est lui qui a épuisé « la douceur et la parole ». Dans le tas, il y a du moins juste voire du mauvais. S’en prendre à des camarades comme Cemil du MEDIA, à la famille d’un maire, c’est déplorable et évidemment condamnable. S’en prendre à des bibliothèques ? Victor Hugo répond et explique au dernier vers, après un large développement de la morale bourgeoise qu’on subit en permanence, les raisons du feu :

– Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?
– Oui. J’ai mis le feu là.
– Mais c’est un crime inouï
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l’aurore.
Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d’oeuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l’homme antique, dans l’histoire,
Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des jobs, debout sur l’horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l’esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;
Il luit; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il détruit l’échafaud, la guerre, la famine
Il parle, plus d’esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t’enseignent ainsi que l’aube éclaire un cloître
À mesure qu’il plonge en ton coeur plus avant,
Leur chaud rayon t’apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l’homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C’est à toi comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l’erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un noeud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l’ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c’est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !
– Je ne sais pas lire.

Un feu social.

Il reste tout

Dans le tas, les gens s’attaquent à des commerces. Un Apple store à Strasbourg (on pleure), des lunetiers (qui ne doivent en vendre que deux par jour pour être rentable — on pleure aussi), des magasins de luxe (Vuitton — larmes, Gucci — contorsions de douleur, etc), mais aussi des Aldi et des Lidl.
Et c’est là qu’intervient la vidéo majeure : « il reste tout ».
Une dame entre dans un Aldi, et dit :

– Ils ont cassé le magasin je suis choquée. Ils ont cassé le Aldi (j’ai failli tomber)

Le pouvoir en est resté là avec ses « journalistes », misère absolue de la pensée. Mais la vidéo continue (elle croise un jeune qui sort avec des affaires dans les bras) :

– il reste de la lessive ?

Et lui qui répond :

– ouais il reste tout

Cette fois, ce sont les fachos qui se moquent, qui raillent le gamin (noir) et la dame qui cherche sa lessive. Aucun écho médiatique. Pourtant la vidéo de « il reste tout » « contient tout ».

Nécéssité

La dame cherche de la lessive. De la lessive. Dans un Aldi.
Dans les innombrables vidéo snap, twitter et tiktok que j’ai pu voir depuis 5 jours, les gens prennent de la bouffe. Même le type qui s’en va avec son transpalette prend du papier toilette. Une autre, très fière, montre qu’elle a trouvé des crevettes. En tout, je n’ai vu qu’un seul type prendre du superflu : une débroussailleuse alors qu’il admet vivre en appartement.
Les gens prennent ce dont ils ont besoin, ce qui leur est interdit par le niveau des salaires, par le chômage, par la famille au pays, par l’inflation.
Ils prennent, mais « il reste tout ».
Les étals restent pleins, les commerces remarcheront dans une semaine, les assurances auront payé, l’état qui tue et mutile aura payé.

Structures

Il reste tout dans les étals, certes, mais il reste tout ailleurs aussi. La police est toujours là, elle est toujours raciste et violente. L’État est toujours là, raciste et violent. Le capital est toujours là, raciste et violent. Peut être faut-il, pour qu’il ne reste plus rien de cet ordre, qu’il ne reste plus rien, temporairement, chez Aldi. Limites d’un mouvement.

Limites

On sort de 5 mois de retraites. De Sainte Soline. Du covid. Du pass. D’autres retraites. Des gilets jaunes. De nuit debout. De la loi travail. Etc. Pourquoi n’a-t-on pas immédiatement soutenu ça ? C’est pourtant un réflexe de qui est de gauche : soutenir le dominé contre le dominant. Certains partis ont tenu la ligne, d’autres ont fini de s’effondrer. Certains syndicats ont fait un peu, d’autres rien. Certains media ont fait, d’autres ont nui. Dans mes camarades gilets jaunes, certains y vont, s’y battent. D’autres ont basculé dans un racisme crasse.

Fascisme

A vrai dire, l’occasion est perdue pour longtemps. Il fallait soutenir ça immédiatement. Aider à y donner un débouché politique. Montrer la solidarité du travail. Montrer que face au capital, face à Macron, nous sommes un. Mais pour l’instant c’est raté. La réputation de beaucoup d’organisations est carbonisée. J’écrivais à des amis, il y a deux jours, en leur envoyant un poste vu sur facebook titrant « je trempe toujours mes balles dans de la graisse de porc », que plus rien ne peut empêcher un fascisme 2.0.
Le pire n’est jamais certain, mais honnêtement je n’y crois plus.

Protection

J’en ai supprimé mon compte twitter. Je fais attention à ce que je dis. Cela fait longtemps que, les soirs d’action ou de déprime, je crais d’être arrêté à tout moment. Je veux limiter cette possibilité. Faites en autant. Je ne me ferai pas arrêter pour un paquet de lessive, un snap ou un tweet un peu trop tard. Protégez vous. Il reste tout. Il leur reste tout. Ils le garderont et ne céderont rien.

Hommage

Merci aux camarades de Nahel. A ses amis. A tous ceux qui se battent. Ne soyez pas sages, c’est impossible, mais ne soyez pas idiots. L’état est trop fort. Encore.

Comment le Conseil constitutionnel s’est moqué du peuple

Le Conseil Constitutionnel a rendu entre le 14 avril et le 3 mai trois décisions touchant à la réforme des retraites, sujet qui a provoqué une contestation populaire exceptionnelle et une opposition syndicale unanime. On ne peut que rester pantois devant la désinvolture avec laquelle le Conseil a traité le sujet, validant la procédure législative plus que douteuse adoptée par le gouvernement et invalidant à deux reprises les demandes parlementaires d’organisation d’un « référendum d’initiative partagée », s’opposant ainsi à ce que la décision revienne aux citoyens. Le Conseil est réputé dire le droit issu des principes constitutionnels et s’interdire d’intervenir sur l’appréciation politique des lois, domaine qui en bonne démocratie est censé relever de l’expression populaire et des élus, non d’un cercle restreint de personnalités nommées ne rendant compte de leurs décisions à personne. L’absurdité des motifs invoqués pour rejeter l’organisation d’un référendum et valider la loi réformant les retraites, le grand-écart méthodologique entre les examens des textes selon qu’ils proviennent du gouvernement ou des parlementaires d’opposition montrent combien la réalité rend surfaite l’image de la neutralité des prétendus « 9 sages ».

Le référendum d’initiative partagée doit porter sur une proposition de loi écrite par les parlementaires qui en font la demande. En l’occurrence, elle prônait le plafonnement de l’âge de la retraite à 62 ans. Le Conseil avait notamment pour mission de vérifier qu’il s’agissait bien d’une « réforme portant sur la politique économique, sociale ou environnementale de la Nation » (article 11 de la Constitution sur l’organisation de référendum). A deux reprises il a argué qu’à la date de dépôt de la demande l’âge légal de la retraite était déjà fixé à 62 ans et a fait comme si les parlementaires se bornaient à demander qu’elle soit portée à cet âge. Conclusion grotesque des « sages » : « à la date d’enregistrement de la saisine, la proposition de loi visant à affirmer que l’âge légal de départ à la retraite ne peut être fixé au-delà de 62 ans n’emporte pas de changement de l’état du droit. » Elle ne serait donc pas une réforme sociale et du coup ne répondrait pas aux conditions stipulées par la Constitution ! Pourtant si le plafonnement avait été légalement en vigueur à la date du dépôt de la demande de référendum, comment une loi de finance rectificative de la sécurité sociale aurait-elle pu porter l’âge de la retraite à 64 ans? L’état du droit n’est clairement pas le même selon que la loi stipule ou non un plafonnement de l’âge. Le Conseil a donc joué sur le mot « réforme » en lui associant l’expression de « modification de l’état de droit » qui ne figure pas pourtant dans la Constitution, en semant une grande confusion sur ce concept et en habillant le subterfuge d’un langage juridique.

Sentant peut-être la faiblesse de son argument, le Conseil a tenté de le renforcer par un autre : « en outre, dit-il, le législateur peut toujours modifier, compléter ou abroger des dispositions législatives antérieures, qu’elles résultent d’une loi votée par le Parlement ou adoptée par la voie du référendum. » Il en déduit une seconde fois que fixer un plafond pour l’âge de la retraite ne modifie pas l’état du droit puisque le Parlement peut le changer à tout moment. Mais un tel argument peut s’opposer à n’importe quelle demande de référendum d’initiative partagée quel qu’en soit le sujet ! Par ce raisonnement spécieux, le Conseil s’attribue en la matière un pouvoir de censure parfaitement discrétionnaire.

Concernant le recours en inconstitutionnalité de la loi sur les retraites, notamment de l’utilisation de la procédure de budget rectificatif de la sécurité sociale, le Conseil ne s’est pas livré à un exercice d’interprétation aussi chicaneur. Il rappelle que : « la loi de financement rectificative a pour objet de modifier en cours d’année les dispositions obligatoires de la loi de financement de l’année », ainsi que quelques autres dispositions facultatives de l’année en cours. Il est difficile de prétendre que le report de l’âge de la retraite et l’allongement de la durée de cotisations concernent le financement de l’année en cours. Mais le Conseil considère qu’aucune disposition constitutionnelle n’a interdit au gouvernement d’utiliser cette procédure pour le faire et qu’« il ne lui appartient pas de substituer son appréciation à celle du législateur à cet égard ». Il n’a pourtant pas hésité, en même temps, à se substituer au législateur en appréciant dans son coin que le plafonnement de l’âge de la retraite ne serait pas une réforme sociale …

« J’ai confiance dans la justice de mon pays » est une proclamation censée témoigner de son appartenance à la Nation via le respect des institutions. Mais peut-on encore éprouver une quelconque confiance dans le Conseil constitutionnel ? Cette question n’appelle en fait pas de réponse en termes de dispositions à prendre pour renouer la confiance. N’est-ce pas la Constitution elle-même qui est prise en défaut ? La loi fondamentale de notre pays proclame dans ses deux premiers articles que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » dont le principe est « gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple ». La réforme des retraites, loi anti-sociale, prise contre la volonté du peuple, adoptée par des procédés parfaitement antidémocratiques et pourtant déclarée conforme à la constitution à l’inverse de l’organisation de l’expression de la volonté du peuple a relégué les proclamations de principe au rang d’hypocrisie constitutionnelle. La question à l’ordre du jour n’est-elle pas de réformer la constitution qui fasse de la France, non plus la monarchie absolue de droit électoral qu’elle est devenue à la grande satisfaction des grandes fortunes, mais de façon sincère une république indivisible, laïque et sociale gouvernée par le peuple et pour le peuple ?

La lutte c’est la fête !

Demain le conseil constitutionnel rend sa décision.

Naturellement les autres institutions y sont suspendues. Intersyndicale, partis, etc. Toutes et tous attendent la décision des « sages ».

Les « sages » valident le contrôle d’identité partout à Mayotte (préalable à l’ignoble opération de Darmanin où les flics marquent des maisons) ? Ce sont des « sages ».
Les « sages » valident la détention administrative, c’est-à-dire sans jugement, dans les CRA ? Ce sont des « sages ».
Les « sages » jugent que les pénalités d’impôts d’entreprise relèvent du droit pénal et non administratif ? Ce sont des sages. Forcément, les bamboulas, on peut les foutre au gnouf sans jugement, il en va autrement des comptes fiscaux des Veolia ou de Renault. C’est ça la « sagesse ».

Quand des camarades d’ATTAC osent mettre une banderole en face du conseil, demeure des « sages », ils vont en garde à vue. C’est normal ! Ils dérangent les « sages ».

Que faudrait-il alors attendre d’une telle institution sinon le pire ?

Rien que le pire. Demain les « sages » rendront leur copie. Peu importe ce qu’elle contiendra (et à mon avis elle contiendra de quoi permettre à Macron de continuer son mandat destructeur tout en permettant aux ramollis de prétendre avoir gagné sur telle ou telle mesure annexe).

Elle contiendra surtout la faillite et la déligitimation finale des institutions. Les gens sont, pour partie, suspendus à la décision de ce qu’ils pensent être un rempart alors que ce n’est qu’une vitrine.

Le conseil constitutionnel est la vitrine légale de la suprême violence du capital. C’était le slogan de la manifestation que j’avais déclarée demain.

Interdite.

Des gens assis menacent « l’impératif de maintien de l’ordre public ». Fin de la blague. En fait pas de blague du tout, c’est tragique. On ne peut plus s’asseoir.

S’asseoir menace l’ordre public

Tout à l’heure, j’étais en manifestation avec des amis. J’étais place de la bastille. Une grenade a explosé à un mètre de moi. Je discutais avec un camarade égoutier. On devait également menacer l’ordre public. Un peu plus tard, Une charge. Des coups de boucliers. Des flics en rage. On ne faisait rien. On parlait.

Parler, c’est une menace contre l’ordre public.

Faut dire qu’on parlait debout.

On en est là, assis entre la rage et le désespoir, face à l’absurde, face au vide, mais pourtant on continue. On se heurte à nos institutions, notre entreprise, notre famille, nos amis. A leur dire ce qu’on voit, ce qu’on vit, ce que les copains vivent. Mais rien ou si peu.

Il y a deux semaines j’étais sur le piquet des raffineurs du Havre. Là bas on voit les institutions et la société à nu. Tout s’y retrouve à poil. En arrivant, des flics, en armes, devant un panneau « propriété privée ». Derrière, la méga-usine Total qui crame le climat pour le profit des actionnaires. A côté, un panneau disant qu’ils économisent du CO2, le mensonge et l’absurde. Devant : des travailleurs, menacés de réquisition (certains ont eu droit aux flics chez eux à 3h du matin devant les enfants), mais debout. Des camarades de paris, d’ailleurs. Debouts. Le rapport salarial mis à nu : travail ou matraque. Le climat mis à nu : crame l’atmosphère ou matraque. Mais aussi l’amitié et la fraternité : des profs, des étudiants, des gay, tout le monde, en amitié avec les raffineurs.

Parce qu’en fait, les plus jolis mots de cette lutte qui ne fait que commencer appartiennent aux parents de Serge :

Notre monde c’est aussi la lutte et la lutte c’est la fête

Quand on lit ces mots, ces mots de gens dont le fils est entre la vie et la mort, de gens qui ont malgré tout la force de se tenir debout, d’insuffler de la joie au milieu d’un tel malheur, que pèse la décision d’un conseil quelconque ? Aurais-je la force d’en écrire de tels si un de mes enfants était dans cet état pour ses idées ? Allez-savoir. Mais pourrais-je être ailleurs qu’avec eux ? J’ai versé un torrent de larmes à leurs mots : certainement pas.

Le conseil, les institutions, l’assemblée, les flics, c’est la mort. La mort figée d’une pourriture bourgeoise dont la moustache trempe dans la soupe.

La vie appartient à ceux qui luttent.

Aujourd’hui, la plupart de mes amis sont des amis de lutte, parce que quand on lutte, on vit. La lutte est une fête disent les parents de Serge. Qu’ils ont raison ! Même sous les lacrymo, les grenades et les charges, on fait la fête. Derrière les cordons de CRS ils meurent de nous faire mourir. Leur vie n’est rien que de la merde quand la nôtre est belle.

A la fin, ce sont toujours les belles choses qui gagnent.

Ce sont les bisous, la poésie, les caresses dans les cheveux, les mots doux au chevet d’un enfant, une berceuse… Ni la matraque ni le PIB.

Nous gagnerons ! Pour nous, pour nos enfants, pour la vie, pour la beauté du monde.

Épiphanie

Ça y est !

Après des années d’égarement, j’ai compris.

Je veux donc commencer ce billet en présentant mes excuses. Je me suis égaré, j’ai été vulgaire, inquiet (bien inutilement), j’ai passé des années à contre sens. Je me suis opposé frontalement à tout, j’ai essayé d’y encourager les autres, je suis allé soutenir tous ceux qui en faisaient autant. Quelle erreur funeste.

Je pensais naïvement que 2 et 2 faisaient quatre. J’en étais à jurer. Contre Dieu et contre la raison. Comme Dom Juan et contre le paysan miséreux.

Pas plus tard qu’il y a deux jours, je jurais encore que 2 et 2 sont quatre.

Mais depuis, des choses cruciales se sont passées qui m’ont fait entendre raison.

Entre temps, la préfète de Sainte-Soline, Gérald Darmanin, un jeune officier de gendarmerie, Eric Zemmour, Cyril Hanouna, des sources diverses en somme, m’ont expliqué les raisons qui avaient conduit à la situation autour de cette très sainte propriété privée. Les journalistes, unanimes sinon quelques gauchistes, ont développé et approfondi cette parole pour en tirer une conclusion unanime : l’État détient le monopole de la violence. Il est donc normal que l’État mette des gens dans le coma, leur arrache des pieds, des pouces ou leur crève les yeux : c’est légitime. En fait c’était simple comme bonjour. Il suffisait de se contenter de lire un dictionnaire de citation de Max Weber. Geste simple que je n’avais jamais accompli. Malheur à moi.

Entre temps, Emmanuel Macron, rempart lumineux des démocraties du monde libre, a pu s’exprimer dans les colonnes de Pif Gadget. Enfin un journal a daigné recueillir sa précieuse parole. Il s’y adresse aux enfants. J’en suis un moi aussi, si petit devant sa grandeur et la profondeur de sa pensée. J’ai compris le symbole un peu tard : il s’agissait de me rappeler ma place. Ma place, c’est au CE2. Je l’admets volontiers, moi qui ne comprends que si tard les subtilités de la politique. Moi qui me suis bêtement opposé à des choses aussi naturelles (quant on y pense sérieusement) que la vente d’Alstom, la réforme des retraites, celle du chômage, la flat tax, la fin de l’ISF, l’ARENH…

Entre temps, Marlène Schiappa s’est exprimée dans Playboy. Enfin une ex-ministre met les femmes à leur place : à poil. A poil on est libre. Exposée nue devant les regards des hommes, on réinstaure enfin un rapport d’égalité entre hommes et femmes. Celui qui regarde et celle qui est regardée. En rappelant que l’espace est isotrope et que regardant et regardée se sont que les deux extrémités d’un rayon lumineux, Marlène remet de la physique dans le débat public tout en défendant la cause des femmes. Quelle profondeur ! On n’avait pas vu ça depuis Poincaré. Quelques mauvais esprits l’accusaient de faire diversion quant à la gestion du fond Marianne… ils n’ont rien compris.

Entre temps, Olivier Dussopt a fait sienne la cause LGBT en révélant son homosexualité dans le journal Têtu. Quel courage ! J’en ai été saisi d’admiration. Faire ça en pleine réforme des retraites, réforme nécessaire s’il en est mais contestée comme jamais par un peuple de lecteurs de Pif Gadget. Faire ça quand on sait les conséquences d’un coming out sur certains jeunes gens : violence, isolement, abandon. Il a tout risqué et certains l’ont décrié. Honte à eux.

Entre temps une personne de peu de foi qualifiait notre très saint président d’ordure. Très naturellement, elle a été interpellée chez elle par des policiers n’écoutant que leur courage. Elle sera jugée en juin pour injure publique aggravée (personne dépositaire de l’autorité publique). C’est heureux et j’espère quelle sera lourdement condamnée. Où va la démocratie si les gens peuvent se mettre à insulter leurs représentants ? La démocratie, c’est d’abord le débat. Mais un débat entre ceux qui peuvent en comprendre la nature : un débat entre gens « plus égaux ».

Entre temps le préfet Nuñez, dans sa grande sagesse, a lancé une procédure contre Jean-Luc Mélenchon après les propos de celui-ci sur les courageux policiers de la BRAV-M. Ceux-ci donnent de leur temps et de leur corps pour faire respecter l’ordre. Quel ordre ? Le bon, celui de notre président. Celui du très saint capital dont on ne va pas tarder à voir enfin les effets heureux sur notre écosystème. Il va de soi qu’un magistrat s’est saisi de cette plainte bien naturelle et pour tout dire, un peu tardive.

Entre temps, des sénateurs Républicains ont déposé une proposition de loi visant à limiter le droit de grève. Finie la grève chez les raffineurs. Finie la grève dans les transports ! Enfin. Libre d’aller au Touquet déposer une gerbe devant la maison du Guide, même en période de tension sociale. Enfin !

Entre temps, Gérald Darmanin a entamé une procédure de dissolution des soulèvements de la terre. Il était temps. Ces gens s’en prennent à la propriété privée, dont il faut rappeler que c’est un droit « sacré » dans la déclaration des droits de l’Homme. C’est même le droit le plus important à vrai dire. Celui qui fonde tout le reste. Pas de liberté sans propriété dit-on.

AU bout de ces quelques jours, j’ai enfin pris conscience de la réalité. J’ai réalisé que j’étais dans le camp de la violence, celui qui se bat pour dire que 2 et 2 font quatre en croyant qu’il s’agit là d’une vérité qui vaut la peine de se battre pour elle.

Mais la vérité, qu’est-ce sinon un consensus social ? Même en sciences, les théorèmes ne valent que si la communauté s’y accorde. Et dans cette communauté, un Alain Connes ne vaut pas un prof du secondaire. Ainsi en est-il en politique. La vérité est un consensus social, et dans la société, un Emmanuel ne vaut pas un rien. C’est difficile à admettre quand on prend notre devise à contre sens, mais c’est ainsi. Deux et deux font ce qu’Emmanuel décide. Il ne s’agit pas de dire que ça fait 5, ni 4, mais peut être 12 ou 3. Ce qui compte, c’est le consensus obtenu par le débat.

Quand Emmanuel Macron débat avec Bernard Arnault, ils peuvent décider démocratiquement que ça fait 13. Qui serions-nous pour remettre ça en question ? Il nous faut l’accepter en en attendre les bénéfices qui ne tarderont pas.

Aujourd’hui j’ai enfin compris, comme une épiphanie, ce qu’est vraiment la démocratie.

Aujourd’hui j’attends de savoir demain ce que seront 2 et 2.

Dès lundi, je retourne à des activités productives émancipatrices. J’irai quand même sur des piquets, des blocages ou des manifestations pour faire éclater cette vérité aux oreilles d’un peuple manipulé par des populistes de bas étage ou des syndicalistes corporatistes.

J’irai autant que possible. Je m’épuiserai à leur porter cette parole. Je me damnerai à ce qu’ils rejoignent le camp de la raison : 2 et 2 font ce que le capital décide.

Schutzstaffel

A Sainte Soline, S. est stabilisé. On se sait pas encore s’il s’en sortira (on prie pour), il est toujours dans le coma, mais déjà il n’est pas mort. Ses parents ont communiqué : « nous sommes fiers et nous portons plainte ». Autrement dit : nous sommes debout ! M., lui, ne risque plus la mort. Un autre a perdu son œil, un ou une autre risque de le perdre. Un ou autre autre son pied. Des dizaines de blessés. Des centaines personnes traumatisées. Et les secours empêchés de venir. Et la préfecture qui ment.

A Paris, les arrestations arbitraires, les matraquages sauvages, les descentes dans des bars queer précédées de saluts nazis. A Nantes, les agressions sexuelles en commissariat. A Paris, Darmanin qui défend les flics. A Rouen, un pouce arraché. Ailleurs, un œil perdu par un cheminot. Ailleurs, 18 agrafes dans la tête d’un autre. Partout : les nasses, les reconductions au métro par des brutes armées, la peur de l’arrestation, la peur pour les amies en garde à vue, la peur de ceux qui ne donnent pas de nouvelles après 22h : sont-ils aux urgences ou au commissariat ? Quelque part, Tino, 13 ans, se prend une grenade à 1 centimètre de l’œil. Partout, l’inquiétude pour les amis grévistes, les camarades réquisitionnés. Sur les ondes : l’alternance la plus dégueulasse entre mensonge et servilité.

Alors, après les Gilets Jaunes, après les retraites 2019, après tout ça, il vient un moment où il faut chercher un mot pour décrire la force qui nous opprime. Police ? Milice ? Brutes ? On s’y perd en considérations institutionnelles et langagières. Mais là, l’histoire et la symbolique nous aident en nous donnant l’allemand :

Schutzstaffel

En français, « escadron de protection ».

Protection de quoi ?

D’abord : du chef. Espèce de milice minable peuplée d’abrutis fanatisés, leur rôle était de protéger les dignitaires. Que font une quinzaine de camions de CRS à « Savines-Le-Lac » (1100 habitants), sinon protéger Macron ? Que font ceux qui poursuivent une dame ayant écrit « ordure » sur son fil Facebook en parlant de Macron sinon protéger le chef ? Que faisaient ceux que protégeaient l’Élysée en 2018 ? Ils se sont (et nous ont) raconté qu’ils protégeaient les institutions (lesquelles sinon celles du chef ?), mais ils ne protégeaient que le chef. Escadron de protection donc. Schutzstaffel.

Ensuite, d’autre chose : d’elle même. A mesure de sa montée en puissance, la Schutzstaffel s’est autonomisée, politisée. Elle a récupéré du pouvoir, des moyens. Parallèle à faire avec les syndicats de police manifestant devant l’assemblée nationale, disant ouvertement que « l’ennemi de la police, c’est la justice », que la constitution est un problème, etc. Syndicats qui n’ont qu’à lever le petit doigt pour que leur régime spécial soit sauvé. En 2019 comme en 2023. Syndicats qui réclament des milliards et les ont dans l’heure. Demanderaient-ils 100% d’augmentation qu’ils l’auraient dans la journée. Qu’elles sont belles les voitures des flics quand les universités tombent en ruine ! Qu’ils sont beaux ces blindés Centaure quand les hôpitaux entassent les patients sur des brancards ! Et on rappelle que la France compte plus de flic par habitant que la RDA des années 60 ! Mais il en faut encore plus ! Qu’on les recrute à 4 au concours, si 6 ne suffit plus. Ça fera plus de brutes serviles dans la Schutzstaffel.

Enfin, d’encore autre chose.

L’ami Frédéric Lordon, dans son dernier blog, parle d’affrontement. Dieu! qu’il a raison. Comme toujours. Car en ce moment c’est là que nous en sommes : l’affrontement entre « les civilisés de la barbarie et les barbares de la civilisation ». Et cet affrontement ne fait que (re)commencer, cette fois avec des contraintes physiques qui le rendent mortel pour tous si les mauvais gagnent.

Aujourd’hui, il se joue d’abord sur la question des retraites, qui fédère l’opinion. Mais il en va de la santé, de la vie, de l’ensemble du corps social (mais surtout de la classe ouvrière), condamné par le chef à servir deux ans de plus simplement parce que le chef veut montrer qu’il en a une grosse. La classe ouvrière, puis les étudiants, puis tout un tas de gens, ont très vite compris et développé qu’il ne s’agissait pas que de ça mais qu’en fait le c’était le vase tout entier qui était en train de tomber de la table. Il en va des hôpitaux, des étudiants, du travail en général, du climat, des bassines, de l’écosystème, et l’école, de TOUT en fait.

Et que fait leur schutzstaffel ? Réprimer, indifféremment. Protéger le chef. Pousser ses intérêts propres.
Que fait le chef ? Se cacher, faire réprimer, cracher sur ceux qui ne sont rien (tous).

Il y a quatre ans, j’écrivais un blog à propos de la précédente réforme des retraites. J’avais déjà peur que face à la surdité du pouvoir, la tentation de l’action directe devienne plus qu’un délire de fin de soirée. Nous y allons tout droit.

La question climatique, celle de l’écosystème, ce ne sont pas des questions politiques comme les autres. Il s’agit des conditions de vie de mes enfants. Des vôtres. Des leurs. Je ne veux pas vieillir et mourir sans me dire que j’aurai tout fait pour leur éviter ce que le capital pétrolier leur prépare: un fascisme à +5 degrés. Je veux pouvoir les regarder en leur disant que j’ai essayé. Idéalement être fier d’avoir gagné. DONC, j’agis. A ma mesure. En écrivant, en militant, en manifestant, en donnant de l’argent, en allant sur des piquets comme au Havre ou Ivry.

Certains, comme à Sainte-Soline, agissent dans des proportions supérieures. D’autres ailleurs encore.

Mais quand la schutzstaffel leur réserve ce traitement, quelle option reste-t-il ? Quand elle massacre des étudiants, des syndicalistes, des passants, des touristes, des mineurs ? Quand le pouvoir affiche une telle violence, un tel mépris pour celles et ceux qui luttent pour leurs gamins, pour les gamins qui luttent pour eux et les leurs, pour tous les gens qui luttent pour la vie, que reste-t-il ?

Il ne reste que l’action directe. Nul doute qu’elle viendra, et vite. « Vengeance pour S. », ai-je lu sur un mur lors de la manifestation du 28 mars. Il faut dire qu’en l’absence de justice (trop occupée à mettre -macronordure- en prison), il ne reste que la vengeance. Face à tout ça, des gens vont basculer dans la clandestinité et passer à l’action violente. La vraie. Sabotages et pannes devraient venir vite. A titre personnel, si je n’avais pas mes enfants pour m’en empêcher, la tentation serait grande. Des néo brigades rouges.

Mais l’affrontement implique deux camps, celui de la vie (nous) et celui de la mort : le capital, ses intérêts et sa schutzstaffel. Des brigades brunes risquent bien de voir le jour. A vrai dire elles existent déjà, elles. Et elles tuent. Le pouvoir va s’enfermer dans la radicalité et la répression. Il en dépendra toujours plus de sa schutzstaffel qui ne manquera pas d’en tirer toujours plus d’avantages financiers et politiques. Il dépendra des milices secondaires en leur laissant passer quelques « errements ». C’est exactement ce qu’il s’est déjà passé. (la schutzstaffel était bien vue de la police de Weimar, ils s’habillaient bien). C’est exactement ce qui est déjà en train de se passer.

Au milieu de tout cela, d’un peuple majoritairement révolutionnaire, de bandes armées officielles ou non réprimant les militants, la bourgeoise centriste ne pourra que glisser vers le pire. Elle ne sait faire que ça. Son tas de fric est si important. Sa place sociale si méritée. Ces ouvriers si vulgaires. Comme celle des damnés, elle finira nazie.

Mais peut être, si nous sommes assez forts, si nous savons nous organiser, nous fédérer, et vaincre, finira-t-elle seulement dans les poubelles. Peut être que la schutzstaffel finira au GOULAG avec le chef. Peut être que le travail sera libéré. La vie sauvée. Nos enfants fiers de nous. Il suffit pour cela de nous donner corps et âme aux soulèvements, aux grévistes, à tous ceux qui montrent le chemin aux timides et se tiennent debout !

Jean-Jacques s’endort, S. est dans le coma

Ce soir, Jean-Jacques est fatigué.

Il est 19h30 quand il rentre enfin du bureau.

Il a dû gérer beaucoup de choses.

Il a 70 ans.

Il gère trois entreprises.

Et si ce n’était que ça.

Derrière ces sociétés, il y a des filiales dont il faut contrôler les dirigeants, piloter la stratégie, gérer les synergies. Une bonne dizaine d’entreprises qui dépendent de lui. Dont il est le capitaine, le maître. Presque le papa, lui disent ses enfants.

Car il y a ça aussi à gérer : transmettre à ses enfants ce patrimoine bâti au fil des décennies. Éviter les impôts de succession. D’ailleurs, le rendez-vous chez le notaire ? Est-ce ce mardi ou le prochain ?

Jean-Jacques demandera à sa secrétaire. Il n’a pas le temps. D’ailleurs il n’est pas très content de cette secrétaire.

Jean-Jacques pose sa veste dans l’entrée de sa maison blanche. Il en est fier de sa maison. Elle est bien placée. C’est important l’emplacement en immobilier. Il se souvient des trois règles de l’immobilier : « l’emplacement, l’emplacement, l’emplacement ». Il n’a pas failli.

Jean-Jacques fait la bise à sa femme. Jean-Jacques congédie la bonne et la remercie chaleureusement.

Elle a préparé des tripes. Son plat préféré. Sa femme déteste mais c’est lui qui paye. D’ailleurs c’est lui qui paye pour tout. Les études des enfants, les vacances, l’appartement à Biarritz.

Jean-Jacques va s’ouvrir un bon vin.

Ce soir, il s’agit de célébrer !

Gérald lui a envoyé une nouvelle commande. Des grenades. Elles marchent si bien. Mais encore des soucis : il va falloir augmenter les cadences de production (les 5×8 peut être ? il demandera à son avocat en droit du travail et à son consultant). En tout cas c’est clair, les ouvriers vont râler. Pas question d’embaucher, impossible de trouver du personnel qualifié. Peut être l’intérim ?

Jean-Jacques réfléchit. Puis dévore ses tripes.

Qu’elles sont bonnes ces tripes ! Son plaisir coupable. Quand il va au restaurant avec des clients, il va au plazza, il ne peut pas commander ce genre de choses.

Les tripes font du bruit dans la bouche de Jean-Jacques. Il n’a jamais réussi à fermer la bouche quand il en mâche. C’est si bon !

A la fin du repas, Jean-Jacques souhaite une bonne nuit à sa femme. Il doit réfléchir. Encore.

Il se sert un armagnac. Sors un cigare. Va sur sa terrasse.

Il s’allonge dans un fauteuil. A l’abri de la pergola.

Il allume le cigare et goûte à l’armagnac. Il les a bien mérités.

Il se dit qu’à 70 ans, il travaille encore. 10 heures par jour. Y compris le samedi. Car Jean-Jacques est un bon chrétien. Le dimanche il va à la messe.

Il pense à tous ces troubles. Tous ces jeunes gens qui pensent déjà à leur retraite. Qui demandent 60 ans. Lui, Jean-Jacques, ça le désespère la retraite. Il voudrait travailler jusqu’à 90 ans.

Il a entendu parler de Sainte Soline. Un type s’est pris une grenade. Une des siennes. Il est entre la vie et la mort.

Jean-Jacques pense à ses affaires.

Jean-Jacques réfléchit, à la troisième gorgée d’armagnac, à comment la période sera favorable à ses affaires.

Jean-Jacques est un homme occupé, un chef d’entreprise, un créateur d’emploi. Jean-Jacques n’a pas le temps. Demain il faudra aller au bureau. Négocier les prix avec Gérald. Encore des grenades. Elles marchent si bien.

Jean-Jacques va au lit. Il ne faudra pas réveiller sa femme.

Jean-Jacques se souvient du goût des tripes.

Jean-Jacques s’endort. S. est dans le coma.

De la rage à la joie

Les choses vont vite en ce moment, assurément, trop pour qu’on suive, souvent. C’est une des caractéristiques des – potentiels – moments historiques. Qui a vu venir la décapitation au couteau du gouverneur de la Bastille ? Qui a vu venir les Gilets Jaunes ? Seulement des menteurs. Les choses se précipitent à toute vitesse quand en réalité elles sont déjà finies. Chateaubriand (pas vraiment un fameux gauchiste), disait déjà, « en 1789, la Révolution était déjà finie ». Le conventionnel des Misérables disait : « 93 ! J’attendais ce mot-là. Un nuage s’est formé pendant quinze cents ans. Au bout de quinze siècles, il a crevé. Vous faites le procès au coup de tonnerre. »
Voilà, peut-être, un coup de tonnerre. A coup sûr un phénomène électromagnétique

On se rassure en haut. Tout va bien. Mais ça c’est seulement tout en haut. Parce que même chez France Info, ça tremble. Ca documente les « violences policières » (inimaginable pendant les Gilets Jaunes, sans parler de 2005 ou d’avant). Comme toujours, les civilisés barbares (encore Victor), tremblent du genou et ne savent pas encore à quel point de violence il leur faudra pousser pour conserver leurs acquis. Des membres de prolétaires ? S’assoir sur la constitution ? Sans doute. Mitrailleuse ? Ils l’ont déjà fait (en 1871), ils le referont sans sourciller quand le temps viendra. Ils trouveront sans nul doute les ressources de faire ce qu’ils ont déjà fait. Thermidor, Commune, Chili, Nicaragua, etc.
Alors et nous ?
Chez nous, la rage est en train d’exploser, comme si l’on on nous privait d’une chose naturelle. Il faut que ça sorte, certes, mais déjà on sent l’ailleurs, la joie de l’abandon des structures oppressives

La pertinence d’un mouvement se mesure à la violence de la réaction du pouvoir.
C’est une maxime que j’ai coutume de sortir depuis les Gilets Jaunes. A l’époque, quelle violence ! Pendant les retraites 2019, quelle violence ! A cette aune, il est évident que le mouvement en cours est des plus pertinent. Marin pécheur ruisselant de sang, arrestations arbitraires, garde à vue prolongées, touristes nassés, SDF traité de « sac à merde », « ramasse tes couilles enculé » (lancé par un « ouvrier de la sécurité »), lacrymos dans le métro, matraques sur des jeunes gens, roues de motos sur des jambes d’étudiants, tortures sexistes à base de « doigts dans la chatte », etc. La pertinence est claire. On aura du mal à être plus pertinents.

La puissance de ce mouvement se mesure à sa créativité.
Autre maxime que j’ai forgée à l’époque. Eh bien à nouveau on y est. Tout le monde en grève, sabotages, tracteurs anti canon à eau, pose silencieuse du ballet de lyon, manitou à barricades, manifs sauvages, blocages, éboueurs, tout qui crame… Beaucoup de choses apparaissent, qu’on aurait pu imaginer, voire qu’on a déjà vues, mais avec une ardeur nouvelle. Et tant de neuf ! Quand est-ce qu’on a vu les étudiants avec les éboueurs ? Les syndicalistes de l’énergie avec les étudiants ? Les « bougnoules » et les « bamboulas » avec les « blancos » ? (Dédicace à Valls et Ndiaye) Les musulmans avec les cathos et les athées ? (dédicace haria) Jamais puisque jamais l’histoire ne se reproduit et qu’elle est ontologiquement « neuve ». Le social est une chose mouvante, les formes révolutionnaires aussi. 1789, la commune, 1917 ne reviendront pas. Autre chose viendra. Et vient peut-être.

Y en-a-t-il qui ne sont pas là ? Je ne compte pas mais j’ai vu tout le monde. Des lycéennes voilées de noir, des ouvriers, des ingénieurs, des profs, des chômeurs, des étudiants, des chercheurs, tout le monde est là sinon les barbares du 7ème arrondissement. Tout le monde est là sauf les ignobles bourgeois versaillais, prêts à trahir pour garder leur petit tas de fric dégueulasse, sauf les femmes dégueulasses de ces bourgeois dégueulasses. En 1912, Rosa Luxemburg disait « Et en 1871, à Paris, lorsque la Commune héroïque des travailleurs a été défaite par les mitrailleuses, les femmes bourgeoises déchaînées ont dépassé en bestialité leurs hommes dans leur revanche sanglante contre le prolétariat vaincu. ». Pas plus tard qu’hier, ce genre de personne disait aux flics « noyez les, tuez-les, jetez les dans la Seine ». Répétition, non pas de l’histoire, mais des structures sociales.

Partout ça bouge, partout. C’est maintenant qu’il faut agir. Fin du mois, fin de carrière, fin du monde. Tout à la même cause : ces bourgeois barbares prêts à faire brûler le monde pour vivre deux ans de plus en croisière Costa ou ces raclures pleines de fric qui tiennent à leur yacht. Prêts à faire fusiller pour profiter de leur retraite, de leur loyer, de leur rente. Nous ne voulons pas de ça. Nous voulons la liberté, l’égalité, la fraternité.

On me reproche parfois l’utilisation de ces magnifiques mots. Pourtant qu’ils sont beaux ! Quelle liberté sans égalité ? Quelle égalité sans fraternité ? Fraternité entendue au sens immense qu’on peut lui donner : internationalisme, solidarité, communauté, autonomie. Fraternité avec les peuples libres ! Partout on veut des LIP. De la grève générale, de la reprise en main de l’outil de production. Partout il faut sortir de l’asservissement du capital. Pourtant seuls ici on ne pourra pas. Parce qu’on pourra renverser tout ce qu’on voudra ici, si nous sommes tout seuls, nous tiendrons peu. Alors camarades marocains, chiliens, ivoiriens, etc : nous essayons un peu, vous essayez aussi. Il faut nous soutenir face aux empires, aux tyrannies, à l’empire du capital. Vivement demain !

Pour finir : quel sens à l’acrostiche ? Il me fallait un mot avec deux L. Et un joli mot. Et j’ai deux enfants petits qui adorent les sucettes. La révolution, finalement, ce sont des grands yeux dans lesquels on se noie. Une sucette au miel que papa ne donne jamais et qui finit trop vite. Le pouvoir, c’est le gros porc vendeur d’enfants de Pinocchio, c’est l’ordure de renard menteur. Sa tentative et son espoir, c’est la naïveté d’une petite créature en bois qui a bien besoin de son criquet. L’île aux enfants où l’on se perd, c’est le pandemonium. Pinocchio, c’est nous, tout mignons, crédules et gentils.
Et Gepetto lui, n’existe pas.
Les sucettes, elles, existent ! C’est le bonheur qu’on attend pour le dimanche quand on a 5 ans. Donnons-nous la nôtre.
Nous sommes bientôt maitres.
Devenons de vrais petits garçons.
De la rage, faisons de la joie.

Il est temps de goûter
Au délicat goût sucré de la liberté

GOULAG ou barbarie : TINA

Évidemment, le titre est une provocation. Est-il besoin de le dire ? Et pourtant…

Le monde court à sa perte par l’effondrement de l’écosystème dû à l’avidité sans limite du capital. Et pourtant, ce qu’il reste de forces démocrates se fait rouler dessus. Et pourtant les désobéissants finissent en garde à vue. Et pourtant les zadistes sont des « khmer verts », sinon des « écoterroristes ». Et pourtant l’assemblée doit se tenir sage.

Nous savons déjà que nous allons souffrir, que nos enfants souffriront encore bien plus, et peut être même qu’à plus 4 degrés, leurs conditions d’existence seront sérieusement remises en question.

Partout les signaux se multiplient : mortalité infantile, incendies, sécheresses, morts sur des brancards, mortalité maternelle, montée du fascisme… Tout partout, tout le temps, nous indique que ce monde va vite devenir intenable.

Il se trouve qu’aujourd’hui il se passe quelque chose. Une lutte sociale contre la démolition des retraites. Il se trouve que ça bouge. Et ça tremble aussi : et si on perdait ? C’en serait 10 ans de massacre. Mais si on gagnait ? Pourrait on pousser plus loin qu’une simple lutte sectorielle ou technique ? Pourrait-on transformer ça en mouvement plus large, ce que ni 36 ni 68 n’ont réussi à faire ? Je ne suis pas oracle et d’ailleurs personne ne l’est, au moins à court terme. Les gens qui « ont vu venir les gilets jaunes » sont des menteurs. Les choses de cet ordre surgissent. Elles sont préparées, certes, encouragées, évidemment, mais personne ne peut jamais savoir quand elles vont advenir. La lutte sociale en cours doit occuper toute notre énergie, même s’il ne s’agit que de « pas grand chose ». Évidemment, garder 60 ou 64 ans, ce n’est pas la révolution communiste. Évidemment, on est loin du salaire à vie. Évidemment. Mais pour tous ceux qui devraient en mourir au travail, ne pas en voir leurs petits enfants, s’en casser le dos 4 ans de plus, c’est TOUT.

Il se trouve qu’aujourd’hui, là haut, ça tremble aussi. Et s’ils gagnaient ? Et s’ils réussissaient à s’unir, à se parler, à réoccuper les rond points, à faire un truc nouveau ? Et s’ils faisaient vraiment une grève générale ? Ils en chient dans leurs slip.

Mais voilà ce qui s’abat sur les députés macronistes avant même le vote : le vote ou l’exil, leur dit-on. Explicitement : votez ou soyez chassés du groupe. Ceci étant dit, Macron étant ce qu’il est (je ne m’étends pas), on comprend que tant que l’Élysée ne sera pas entouré de rivières de feu, la réforme ne sera pas retirée. Parce que tout en haut, la raison a quitté le boite crânienne. Si des députés peuvent être sensibles à leur carrière ou a des restes de vagues convictions, là haut, foin de tout cela : il faut que ça passe. Et tous ces gens dépendent de là haut. Sans cela, ils ne sont rien.

Où tout cela nous amène ? Vers toujours plus de folie. L’alternative est simple : soit on gagne, et vite, soit ils gagnent, et pour longtemps.

Alors il nous faut envisager les deux cas.

Dans l’hypothèse d’une victoire du capital, nous perdrons dix ans, une éternité. Le monde du travail sera ravagé, il sera très difficile de faire renaître des choses solides après une telle humiliation. C’est là dessus que joue le pouvoir et c’est là dessus qu’il faut se battre dans répis. Le capital se sentant des ailes, c’en sera fini de tant de choses et le toboggan vers la barbarie sociale et capitaliste déchaînée : la guerre peut être, le fascisme à coup sûr, l’effondrement de l’écosystème certainement.

Dans l’hypothèse d’une victoire sociale, écologiste, féministe et tout ce qu’on voudra, il faudra gérer l’adversité. Intérêt général a récemment publié une note sur le sujet : faire sauter les verrous. Si bonne que soit cette note, si bons que soient tous les scenarii d’une « gauche » au gouvernement, je crois qu’ils sous estiment deux choses : l’esprit de revanche du camp du travail et le désir infini des dominants de garder le pouvoir.

Dans cette seconde hypothèse désirable, il faudra tenir ces deux forces à distance. Et c’est là qu’il est temps, constatant que le goulag percole plus loin que mon cercle twitter, de préciser ce que j’entends par là.

Le GOULAG, nom choisi à dessein pour provoquer, écrit en majuscules pour se distinguer de l’horreur de la Kolyma, consiste à contenir précisément la violence de revanche sociale en la canalisant et la violence du capital en la pénalisant. Pas plus tard qu’hier, les raffineurs de grandspuits on reçu une lettre leur annonçant que face à la grève, Total n’investirait plus dans les énergies renouvelables. La grève de l’investissement est une action que sait très bien mener le capital et qu’il mènera sans sourciller pour préserver sa rente même si nous cramons tous. Que faire d’autre des ces gens, le jour de la révolution, que les empêcher de nuire ?

Il faut les chasser, et vite, leur enlever tout moyen, mais aussi les préserver de ceux qui voudraient leur couper la tête au couteau, comme lors de la prise de la bastille. Évidemment ce ne serait pas les raffineurs eux mêmes qui auront trop envie de reprendre leur outil de production et de le faire tourner pour le bien. Ce serait la violence enfin déchaînée de certains, nombreux, qui n’en peuvent plus et qui viendront.

Le GOULAG, c’est donc garantir au peuple déchaîné que oui, les coupables payent mais que l’on reste dans un humanisme intégral.

Personne n’y souffrirait du froid, de la faim ou de la maladie. Les détenus pourraient voir leur famille. Ils pourraient y lire, travailler, prier, mais privés de tout pouvoir de nuisance le temps qu’un nouvel ordre s’installe. Pas de contre révolution blanche. Pas de grève de l’investissement. Pas de recrutement de milices. Pas d’alliance avec l’étranger. Là bas on sera protégés de vous et vous de certains d’entre nous.

Ma profonde conviction est que l’alternative est devant nous : communisme ou barbarie. Mais que l’hypothèse communiste n’exclut pas une période de transition dans laquelle trop de passions se déchaîneraient dans la violence auxquelles il faut donner une sortie. Le GOULAG, moyen de réinsertion des fous qui nous gouvernent. Moyen de leur faire goûter le travail, la fatigue physique, les copeaux qui brûlent, les fumées qui puent, mais aussi la solidarité. Voir Basta! capital.

Sans cela, sans un GOULAG humaniste, c’est à dire un moyen de temporairement mettre à distance les nuisibles d’aujourd’hui avant de les réinsérer, le risque de barbarie révolutionnaire est fort. Or la barbarie révolutionnaire implique une égale barbarie contre révolutionnaire. Et souvent la barbarie contre révolutionnaire gagne. Et impose ensuite son récit.

Le temps nous est compté. Il faut une révolution écologiste et humaniste. Et vite.
Paradoxalement, cela suppose des GOULAG. Paradoxalement, le GOULAGisme est un humanisme.

Servir et conseiller : réflexions sur les grands corps techniques de l’État

Intervention à Polytechnique à l’initiative conjointe de X-Alternative et des conférences Coriolis

Chères et chers camarades

Partout où vous portent vos pas dans cette école vous rencontrez son histoire pour peu que vous vouliez bien vous y attarder. Un des pères fondateurs, le grand mathématicien Gaspard Monge, qui versa à la Kès des élèves le montant de son salaire de professeur le jour ou Napoléon décida de ne plus verser la solde des élèves un peu trop récalcitrants à son goût, était connu pour être le seul à oser dire son fait à l’empereur. Il était connu aussi pour avoir, comme ministre de la marine, mis en place les fontes de canons pour défendre le territoire agressé par les coalitions contre-révolutionnaires. Avec un autre père fondateur, Claude Berthollet, c’est l’arsenal des poudres qu’il réformait.

Plus près de nous, Louis Armand, après avoir inventé le traitement anti- corrosion des machines à vapeur, devint un grand résistant pendant la seconde guerre mondiale, dirigea la SNCF et mena d’une main de maître le développement du TGV, créa Euratom, mis en place les premiers accords franco- allemands permettant aux trains de marchandises de ne pas revenir vides au retour d’un voyage entre la France et l’Allemagne. Il est intéressant de savoir qu’il donna pendant plus de 20 ans un cours à l’ENA sur « sciences et technologies de la France industrielle de sorte que notre haute administration, au temps où il fallait reconstruire le pays, était au fait de ce qu’il fallait reconstruire et pourquoi.

Sous ces figures tutélaires, la mission de l’X au-delà de sa fameuse devise « pour la patrie, les sciences, la gloire », reste :

Fidèle à son histoire et à sa tradition, l’École forme de futurs responsables de haut niveau, à forte culture scientifique, voués à jouer un rôle moteur dans le progrès de la société par leurs fonctions dans les entreprises, les services de l’État et la recherche.

Je ne pense pas qu’il y ait lieu de changer cette mission, mais il est urgent de rappeler ce qu’elle veut dire. Vous êtes héritiers d’une longue tradition, en particulier d’une longue tradition de serviteurs de l’État. Les Louis Armand, Georges Besse, Francis Mer, André Giraud, Robert Dautray sont autant d’exemples de grands serviteurs de l’état. Et les grands acteurs de la science ne se limitent pas aux figures emblématiques de Poincaré, Arago ou Gay-Lussac.

Plus près de nous le père fondateur de la physique des solides et de la science des matériaux en France, Jacques Friedel que j’ai eu l’honneur de connaître, était non seulement un immense scientifique, mais aussi un serviteur de l’État, tout en étant professeur des universités. Un rapport sur la recherche en France en 1980 n’a pas pris une ride et si on avait suivi ses recommandations, on ne serait pas face à un « canard sans tête » qui pense avoir une politique parce qu’il « surfe » sur quelques « buzzwords ». Le rapport « Friedel-Lecomte » sur l’enseignement à l’école polytechnique, reprenant le rapport Arago-Gay Lussac, et les injonctions de Louis Armand, rappelle invariablement de ce que l’école polytechnique doit être et l’on rêve de ces époques ou les rapports étaient sortis de telles plumes…et étaient lus, voire écoutés, et en tout cas offraient une réflexion d’une autre qualité de la « fixette » sur le classement de Shangai ! Jacques Friedel a présidé aussi « l’Observatoire de la lecture », non pas parce qu’il savait tout de la pédagogie, mais parce qu’il pensait à juste titre que l’enseignement dans les petites classes de la lecture était une brique essentielle pour la formation du citoyen. Quand Jacques Friedel prenait la parole à l’académie des sciences, on aurait entendu une araignée marcher tant le respect était grand pour ce Monsieur qui savait allier la qualité scientifique, la rigueur morale et le service de l’État.

Je ne vais pas vous imposer une « laudatio tempora acti », car c’est à de jeunes polytechniciens et polytechniciennes que je m’adresse, à vous qui allez devoir participer à reconstruire un pays qui, à force de négligences et d’incompétences où notre école a malheureusement joué sa part peu glorieuse, ne sera bientôt plus que ruines fumantes. La situation que se profile devant vous, sur fond de crise climatique, de crise énergétique, de désindustrialisation massive du pays, de crise sociale, de crise internationale, n’est guère plus rassurante que celle qu’ont prise en mains nos grands anciens au sortir de la guerre. Mais nous devons nous montrer dignes de ce qu’ils nous avaient laissé en héritage.

Pour terminer ce propos liminaire, je voudrais vous dire ce que le général Saulnier disait aux polytechniciens de ma promotion :
« la proportion des cons est la même partout, mais ils sont d’autant plus dangereux qu’ils sont plus soigneusement choisis ».

En tant que polytechniciens, vous avez une dette envers l’état, de par la qualité de l’enseignement que vous avez reçu, de par les conditions exceptionnelles qui vous ont été données, sur évaluation votre mérite, pour le recevoir. Être polytechnicien oblige. La dette au sens où je l’entends n’est pas tellement financière…Elle est morale, elle est de celles qui vous attendent au soir de votre vie pour peu que vous vous regardiez sans complaisance. Une des façons de la payer est le service de l’État, et dans les multiples façons de servir l’État, le travail de conseiller sur les dossiers techniques importants, qui est le rôle des grands corps techniques de l’État, est une œuvre « souterraine » qui peut être importante tout comme elle peut être vaine, tout dépend de la qualité du conseil et de la volonté du décideur d’être informé, voire de sa capacité à comprendre qu’il est nécessaire de l’être et à réaliser que le discours ne peut pas indéfiniment se substituer à l’action. Georges Canguilhem le disait avec justesse : « Ceux qui ne font pas l’effort nécessaire pour comprendre ne méritent pas d’être éclairés ». Mais cela ne dispense pas pour autant le conseiller de faire son devoir.

Je voudrais vous faire part ce jour de mon expérience de « conseiller » dans un poste assez particulier, celui de Haut-Commissaire à l’énergie atomique. Ce poste singulier, crée en même temps que le CEA par le général De Gaulle, est au sein du CEA (pour en connaître tous les détours et savoir la science qui s’y fait), mais n’est pas dans la chaîne hiérarchique du CEA : il n’est pas sous les ordres de l’administrateur général puisqu’il doit pouvoir dire en toute indépendance à l’exécutif ce qu’il pense devoir être fait pour que les missions du CEA, civiles et militaires, définies par décret de la république, soient convenablement remplies. Inutile de vous dire que la mission est passionnante, qu’elle n’est pas de tout repos, et que la mener à bien suppose d’une part que l’exécutif comprenne la nécessité d’une expertise scientifique sur ces questions, et d’autre part que l’administrateur général comprenne la valeur d’un conseiller indépendant sans pouvoir décisionnel, et n’attende pas à ce poste une plante verte à envoyer explorer les mines de petits fours dans les ministères. Cela suppose aussi que le Haut-Commissaire ne prétende pas se substituer à l’organe de décision, qu’il ne cède pas à la tentation de donner par voie de presse à ses avis un poids excédant celui de la compétence scientifique des collèges d’experts qu’il anime, qu’il fasse comprendre au gouvernement que la réserve absolue qu’il s’impose au cours de son mandat se paye d’une franchise non moins absolue dans les avis qu’il leur réserve.

J’ai occupé cette fonction pendant six ans, avec deux administrateurs généraux de grande facture, Bernard Bigot et Daniel Verwaerde. Quand j’ai considéré que je ne pouvais plus remplir cette fonction avec la liberté qu’elle exige, je suis parti.

La situation que vous voyez dans le domaine de l’énergie, qui est, faut-il le rappeler, le sang de notre économie, prouve à l’évidence que les bonnes décisions n’ont pas été prises. Nous allons payer au prix fort quinze ans de politiques ineptes. Aucun des avertissements lancés n’a jamais été écouté, on peut se demander même s’ils ont été entendus. Et pourtant, il ne manquait pas de polytechniciens dans des couloirs des ministères pour les entendre. On peut se tirer d’affaire comme souvent par une boutade, revenant à la définition que donnait J.Schumpeter : « les mauvais politiciens sont semblables aux mauvais cavaliers qui sont tellement soucieux de se tenir en selle qu’ils ne se préoccupent plus de la direction qu’ils prennent ».

Mais quand on erre avec une telle constance, qu’on dénie ensuite à ce point toute forme de responsabilité dans les décisions prises et leurs conséquences, et cela dans des domaines aussi variés que l’énergie, la métallurgie, l’agroalimentaire, la santé, la microélectronique, il faut bien admettre que ce ne peut être une question d’individualités, mais que l’ensemble des processus de conseil scientifique auprès de l’exécutif d’un état historiquement colbertien, a failli.

L’expérience dont je vais vous faire part m’a conduit à rencontrer de nombreuses fois ces « conseillers de ministère », souvent des « chers camarades » mais pas toujours, qui, en principe, doivent assurer « l’adaptation d’impédance » entre des expertises très techniques telles que celle que j’avais à mener, et l’exécutif qui avait in fine, légitimité à prendre les décisions. Comme nombre d’entre vous, en tant que membres des grands corps techniques de l’état, peuvent avoir à jouer ce rôle dans les années à venir, il me semblait important de partager avec vous mon retour d’expérience.

Car il ne faut pas se cacher que la responsabilité du conseiller technique auprès de l’exécutif est grande. La classe politique est essentiellement technologiquement et scientifiquement décérébrée. C’est un fait. La confusion entre le discours et l’action, le renoncement progressif et aujourd’hui revendiqué à la nécessité de cohérence dans le discours, n’aident pas. Mais si le sens du bien commun, et une vision politique à long terme sont indispensables dans les questions qui nous préoccupent, la connaissance scientifique détaillée des dossiers, au niveau du décideur politique, n’est pas un prérequis pour le décideur : le programme électronucléaire a été décidé par un agrégé de grammaire et un colonel de la légion étrangère, Georges Pompidou et Pierre Messmer. Le plus grand patron que EDF ait jamais eu, était un mathématicien économiste, Marcel Boiteux. Ils avaient auprès d’eux des Bernard Esambert, des Robert Guillaumat, des Jean Claude Leny et des Michel Hug pour les conseiller. Je n’aurai pas la cruauté de pousser plus avant le parallèle avec la situation actuelle.

Pour comprendre le rôle de l’expertise scientifique dans un pays comme le nôtre où l’État est omniprésent, il faut avoir conscience de la chaîne d’information qui mène à la décision : l’exécutif, les conseillers proches de l’exécutif, « traducteurs du technique » auprès du prince, et les producteurs d’avis scientifiques et techniques. Viennent de surajouter à cela les multiples comités Théodule, Haut Conseil aux diverses choses, missions en tout genre, conventions de tout poil, et autre conseils économique et sociaux et environnementaux, qui ont au mieux une fonction décorative, au pire une fonction de diversion, et dans tous les cas un objectif de communication plus que d’analyse.
Les niveaux de compétence scientifique et technique dans cette chaîne d’information, sont extrêmement divers : quasi nulle au niveau de l’exécutif, aléatoire au niveau des conseillers, d’autant plus solide au niveau de « producteurs d’avis » qu’ils mettent en œuvre des expertises collectives, comme c’est le cas des académies des sciences, des académies de technologies, du Haut-Commissaire à l’énergie atomique quand il fait correctement son travail en mobilisant des collèges d’experts.

Les talents de communicants sont en général en raison inverse du contenu à communiquer : en corollaire, on peut deviner que le niveau de l’exécutif communique beaucoup, et que les producteurs d’expertise ont en général des talents de communiquant médiocres. Les conseillers auprès de l’exécutif, postes par lesquels vous êtes susceptibles de passer, sont donc un chaînon essentiel dans la prise de décision scientifiquement instruite, et donc dans la construction d’une politique qui soit à la fois légitime et rationnelle.
Quelle est la typologie des « conseillers techniques » dans les ministères, qu’ils soient rattachés à un ministre ou à un de ses services, la Direction générale de l’énergie et du climat par exemple. Ils sont comme les champignons, il y a les « comestibles », les « vénéneux », et les pires d’entre eux, les « toxiques » qui ont l’apparence du comestible.
Parmi nos chers camarades, il y a heureusement des « comestibles », qui font honnêtement leur travail d’analyse scientifique et technique. Il y a aussi dans cette catégorie certains Énarques « bien câblés » qui, s’ils n’ont pas de compétence scientifique particulière, ont une capacité à raisonner et à interroger qui forcent l’expert à cesser de jargonner et à se rendre accessible. Les meilleurs conseillers que j’ai eu à pratiquer dans les ministères sont de cette catégorie, palliant le manque de capacité à communiquer des sources d’expertise et l’absence totale de culture scientifique technique et industrielle du sommet de l’exécutif. Ces conseillers là nous rappellent opportunément que si la science est un métier, la raison est un bien commun, et que le sens de l’état est une vertu indispensable chez un conseiller.

Je ne doute pas que notre école ne puisse fournir de bons conseillers « comestibles ». Pour peu que le doctrinaire et l’idéologique prenne le pas sur le scientifique, elle peut aussi fournir des conseillers « vénéneux », mais on n’y peut rien, c’est dans la nature humaine. Il m’importe en vous parlant de vous signaler le risque plus sournois du conseiller toxique qui a l’air comestible.

Si vous me permettez une digression, il y a une tradition au Canada qui est celle de « l’anneau d’acier ». Aux ingénieurs à qui on donne leur diplôme, on donne en même temps un anneau d’acier qu’ils porteront au doigt toute leur vie d’ingénieur, et qui est forgé à partir de l’acier dont on fit un pont qui s’est effondré. On rappelle ainsi aux nouveaux ingénieurs la responsabilité que leur donne auprès de leurs concitoyens une compétence qui leur est reconnue. C’est plus discret que le bicorne, on le met moins facilement au placard, mais j’aimerais qu’un tel symbole soit remis aux polytechniciens diplômés pour leur rappeler que quand ils prennent une décision techniquement absurde, ils doivent en être tenus pour responsables et ne peuvent pas s’en tirer avec des effets de manche ou des coups de menton, ou un piteux « j’ai obéi à mon ministre ».

Dans un milieu, celui de la décision politique, qui est en déshérence quasi-totale en ce qui concerne la culture scientifique, technique et industrielle, le conseiller technique, qui arrive paré de son diplôme, surtout s’il est aussi prestigieux que le diplôme de polytechnicien, et a fortiori de « corpsard » des mines ou des ponts, apparaît immédiatement comme un champignon comestible ce qu’il peut être en effet. Mais il peut facilement faire illusion et par voie de conséquence, se muer en « conseiller toxique ». Le vice systémique à la racine du mal qui nous ronge est l’immaturité technique du décideur politique (quand ce n’est pas simplement le manque de sens de l’état…) couplé à une structure d’écran de toute information technique par les conseillers proches.

La France a ceci de singulier que la haute administration et l’industrie sont étroitement imbriqués, par les corps techniques de l’État, par les méandres de l’ENA. Cette intrication fait que, à défaut d’avoir une politique industrielle digne de ce nom (à rebours du Japon ou de la Chine ou de l’Allemagne), les décisions prises par le politique impactent grandement les développements industriels du pays. La question énergétique est ce constat poussé à la caricature. Il n’en reste pas moins que l’on assiste depuis des années à une accumulation de décisions aberrantes sur des dossiers mal instruits qui incite à se demander comment les décisions sont prises. La réponse est en fait assez simple, elle est liée à notre régime de « monarchie présidentielle » qui se décline à tous les étages de l’exécutif.

A la tête de l’exécutif, depuis des années, des ministres, des présidents qui n’ont qu’une connaissance livresque de ce qu’est l’industrie. Pour eux, les usines sont des lieux où l’on organise des cérémonies d’inauguration. Ils n’ont qu’une vague idée de ce que signifie « compétence », « formation », « savoir-faire », « outil industriel ». Les préoccupations de ces dirigeants n’ont à peu près rien à voir avec le monde industriel, et tout à partager avec le monde des financiers, c’est-à-dire l’immatériel et le furtif. Il en résulte que toute industrie est perçue comme un avatar des développements d’appli pour les i-phones (d’où la « start-up nation »), ou comme une ligne dans un tableur Excel (d’où les ventes à la découpe plus ou moins heureuses). L’exécutif ne sait pas ce qu’est l’industrie, il ne s’y intéresse pas, il n’y voit souvent que des variables d’ajustement dans des stratégies électorales. Quoique nous ayons atteint ces dernières années des sommets dans la perte du sens du bien commun, du sens de l’état, et du sens tout court, il faut autre chose pour que le risque se mue en désastre. Cet autre rouage de la machine infernale est la cour de « conseillers » qui entourent le prince et dans cette cour, les polytechniciens jouent un rôle important.

Je ne parle pas des « cabinets de conseil » auxquels on fait abondamment appel pour dire ce qu’on a envie d’entendre et qui distillent une prose presque exempte de tout contenu technique. L’omniprésence de ces officines, et le coût de leurs services, révèle à la fois la nature de l’attente des gouvernants, et l’absence quasi-totale de sens critique pour les questions techniques.

Je parle des conseillers censés instruire les dossiers pour les ministres. Il fut un temps où ils avaient des compétences, non pas toutes les compétences, mais celle essentielle de savoir ce qu’ils ne savaient pas, de comprendre ce qui était important, et de se mettre en état de questionner intelligemment des experts. Pour avoir cette capacité, il faut avoir été confronté à la réalité des choses, ce qui n’est pas le cas quand on sort de l’École. La plupart des conseillers ministériels ont l’élégance de la jeunesse, comme les courtisans de Louis XIV avaient celle des rubans et dentelles. Mais trop fréquemment on trouve des disciples de Rivarol qui disait justement que « c’est un grand avantage de n’avoir jamais rien fait, mais qu’il ne faut pas en abuser ».

On pourrait imaginer un système de mentorat ou un « conseiller » plus senior puisse former les nouveaux arrivés. On pourrait rêver que les corps constitués, au lieu d’être des syndicats gardiens de domaines réservés, comprennent comme une de leurs missions essentielles cette formation des nouveaux entrants. On pourrait imaginer qu’un jeune polytechnicien ne rejoigne un cabinet ministériel comme conseil qu’après avoir pratiqué dans le domaine qu’il est censé couvrir. L’obsession du potentiel conflit d’intérêt que pourrait présenter un appel à la compétence exercée en dehors de la fonction publique fait songer à la boutade de Oscar Wilde qui disait « ne jamais lire un livre dont on lui demandait la recension, de crainte d’être influencé ! » .On pourrait même espérer que, conscient des limites de la formation excellente qu’il a reçu, un jeune polytechnicien refuse de conseiller dans un domaine où il ne connaît rien, et qu’il accepte de le faire plus loin dans sa carrière en paiement de sa dette à l’état. Il n’en est rien. Depuis une dizaine d’années, l’évolution des cabinets ministériels est très exactement le contraire de ce qu’on serait en droit d’attendre si on voulait véritablement une expertise guidant la décision : on voit une décroissance marquée des compétences scientifiques et une diminution prononcée de la durée en poste. Le poste de conseiller dans un ministère est un chemin vers d’autre postes, où l’on valorise au moins autant son carnet d’adresse que son profil de compétences. Pour le dire tout net, les conseillers ne font que passer, et souvent préparent leur poste suivant, et n’instruisent pas les dossiers techniques faute de compétence pour le faire, ou de courage pour dire à « leur » ministre autre chose que ce qu’il a envie d’entendre.

Cette peur panique de déplaire à une autre conséquence : non seulement ils ne font pas leur travail qui serait d’instruire avec rigueur les dossiers techniques, mais ils font tout pour que cela ne soit pas fait. Par exemple, j’ai demandé en vain la réunion du « comité à l’énergie atomique », prévu par la loi, comité qui doit être présidé par le premier ministre, et tous les conseillers des cabinets s’opposaient à sa tenue, probablement tétanisés de crainte que viennent sur la table, portés par des gens connaissant le dossier, des questions dont ils ne souhaitaient pas parler devant tel ou tel ministre. Pas de recension des rapports transmis par l’académie des sciences, par l’académie des technologies. Pour ne rien dire des rapports que j’ai dirigés comme Haut-Commissaire à l’énergie atomique, partis pour caler je ne sais quelles armoires! Il résulte de cela que les dossiers techniques ne sont pas instruits parce que ceux qui sont censés le faire manquent soit de compétence pour le faire, soit de courage pour faire passer l’intérêt de l’État avant leur plan de carrière.

C’est cette double absence, amplifiée par les relations endogames entre la haute administration et l’industrie, qui est la source de nos maux. C’est parce que l’exécutif se moque du contenu tant qu’il ne se heurte pas à la dure réalité des faits, et que tant de « conseillers » ne font pas le travail de conseil qui est le leur, que la « machine infernale » peut tourner à plein régime avec les conséquences délétères que l’on voit aujourd’hui.

J’aime à penser que votre génération, face aux désastres qui se profilent, du point de vue climatique, économique, industriel, social, aura à cœur de fournir à l’état des serviteurs dignes des Georges Besse et des Louis Armand. Des conseillers « comestibles » en lieux et place de conseillers « toxiques ». Si plus tard dans votre carrière vous avez-vous-même à recruter des conseillers, voici quelques règles vous permettant d’éviter les toxiques. Un conseiller toxique se caractérise par les observations suivantes :

• Dans un monde techniquement illettré, il se pare d’un titre supposant une compétence qu’il n’a jamais pratiqué
• Il a un avis sur tout, tranché et sans nuance, de préférence sur les sujets qu’il ne connaît pas de première main…
• Il ne cherche jamais à approfondir les avis qu’on lui transmet, à poser des questions pour comprendre
• Il émarge à la catégorie « Gloutons d’idées » qui, selon le philosophe Alain, sautent sur toute idée séduisante, avalent l’hameçon, la ligne et la canne à pêche, et se dédouanent de toute responsabilité en arguant du droit à l’erreur.
• Il ne transmet à son maître que les informations qui le confortent dans ses convictions et il fait écran à tout contact avec le maître qui ne passerait pas par lui, et qui pourrait apporter une lueur qui ne soit pas filtrée par lui.

Nécessité fait loi. L’État aura toujours besoin de conseillers pour instruire pour l’exécutif les dossiers techniques. Les polytechniciens peuvent et doivent contribuer au « devoir de conseil » rendu indispensable par la technicité du monde qui nous entoure et la complexité des systèmes à considérer. L’état du pays ne lui permet plus de tolérer des courtisans qui, pour reprendre le mot cruel de Jonathan Swift, « rampent dans la position même où l’on grimpe ». Il y a urgence : effondrement de notre industrie , destruction de notre souveraineté industrielle, illusion complète voire entretenue sur l’étendue du désastre, crises climatiques majeures à venir…retrouver le sens du devoir n’est plus une option, c’est une question de survie…et pour reprendre le mot d’un ancien ( pas si loin de votre génération), pas encore antique ( pas tout à fait de la mienne), Vincent Le Biez, qui, passé par cette école et le corps des Mines, est devenu de ces grands serviteurs de l’État qu’on voudrait croiser plus souvent « nous avons besoin de vos solutions, pas de vos états d’âme ». Les jeunes polytechniciens ont un rôle à jouer, un rôle essentiel, pour peu qu’ils aient le courage de faire passer leur sens du devoir avant leur goût du pouvoir, et ce qu’ils doivent à leur pays avant la carrière qu’ils pensent leur être due.

En conclusion, après avoir placé ce discours sous le parrainage de quelques grands anciens, je voudrais revenir à un autre grand homme de notre Pays, Vauban, l’ingénieur militaire de Louis XIV, l’homme qui osa, après avoir passé sa vie à fortifier le royaume, écrire la « Dime royale » sur les injustices fiscales de l’ancien régime, ce qui lui valut sa disgrâce. A ceux d’entre vous qui choisiront de servir l’état pour payer votre dette, Vauban sera de bon conseil et la lecture de sa correspondance est une mine de réflexions profondes. Dans son « Eloge de Vauban , Fontenelle écrit « Nullement courtisan , il aurait infiniment mieux aimé servir que plaire ». Lucide, Vauban écrit à Le Pelletier en 1695, « La plupart des gens répètent comme des perroquets ce qu’ils ont entendu dire à des demi-savants qui, n’ayant que des connaissances imparfaites, raisonnent le plus souvent de travers ».

Mais la leçon ultime de Vauban, et de tous ces grands serviteurs de l’état dont je vous ai entretenu, est que l’on conseille le prince mais que c’est l’État que l’on sert. Quand on confond les deux, et que l’on sert le prince, on ne mérite plus que le titre de courtisan qui est juste en dessous de celui de laquais. Et si vous devez aller au service de l’État dans les temps difficiles qui se profilent, souvenez-vous que le verbe « servir » ne doit pas se conjuguer sous la forme pronominale « je me sers », mais sous sa forme transitive « je sers ».

Je vous remercie de votre attention.

HORS CAPITAL

Le capitalisme, régime hégémonique, impose son rapport social, sa langue, ses propres discussions. On ne peut plus se contenter de répliquer dans le cadre, il faut en sortir et mettre d’une part un grand coup de raquette dans la machine à balles, d’autre par refuser sa dialectique.

Prenons quelques « débats » récents. Tous ont montré les mêmes choses : l’hégémonie du capital, la servilité des gouvernants, celle des media, et surtout notre propre faiblesse.

Des comptes twitter et Instagram se sont mis à relater les jolies aventures carbonées de nos chers milliardaires. La « gauche », sitôt le mouvement pris, s’est empressée de demander leur interdiction. Ce qui a fait réagir ceux qui nous demandent de pisser sous la douche : ce genre de petit geste ne sert à rien. Et les media de relayer cette polémique stérile. En effet, ces petits gestes ne servent à rien. Pisser sous la douche, interdire les jets, c’est comme économiser le blé ou interdire les carrosses en 1789. Ça ne sert à rien.

Ce qu’il faut interdire, c’est le régime social qui permet ce genre de choses. Ce qu’il faut interdire, ce ne sont pas les jets, ce sont les riches, et plus largement les structures (imposées par eux) qui permettent leur régime d’accaparation. Poser proprement la question des jets commencerait par poser la question de « pourquoi les jets ». Mais cette démarche intellectuelle triviale semble absente.

De même en est-il des superprofits. C’est quoi un « superprofit » ? Bruno Lemaire et Geoffroy Roux de Bézieux, dont on sait tout le bien que je pense d’eux, posent utilement la question et nous ramènent à la raison. Est-ce du taux de marge ? Du bénéfice par action ? Une quantité de bénéfice net ? Bruno Lemaire explicite cette pensée limpide : « les entreprises font du profit ». Eh bien oui, elles font du profit.

Alors, même dans la pensée la plus social-démocrate du monde, il reste deux sortes de profits : les illégitimes qu’il faut saisir et les légitimes. Dans la première rentrent les profiteurs de guerre. Dans la deuxième, on ne sait pas. Cette frontière est aussi difficile à définir que celle séparant « superprofits » de « profits ». La réalité c’est que tous les « profits » sont une prédation et tous les actionnaires des prédateurs.

A quoi servent ces gens, gros actionnaires assis sur leur cul à envoyer des mails à leur banque d’affaire, petits actionnaires profitant du système en laissant leur banque se gaver de commission ? A quoi servent tous ces intermédiaires, ces salariés, sinon à perpétuer un régime d’exploitation d’une nature jamais vue dans l’histoire ?

Les petits actionnaires sont au 21ème siècle (mais à la puissance 10) ce que les meuniers étaient au 15ème : un seigneur leur accorde un droit d’exploitation en échange d’une rente et d’une classe intermédiaire assurant la paix sociale. Les grands actionnaires sont les nouveaux seigneurs. Les banques n’ont, elles, pas changé de nature : des instruments au service unique des puissants.

Quand on se laisse enfermer dans le débat des « superprofits », dans celui des « jets privés », on en oublie le régime qui les permet et garantit la destruction de l’écosystème : le capitalisme. Ce ne sont pas les jets qui détruisent le climat : ce sont les gens à l’intérieur. Ce ne sont pas les superprofits qui sont scandaleux, c’est la prédation actionnariale, la prédation capitaliste.

Comme l’a montré magnifiquement l’œuvre de Sandra Lucbert, la domination capitaliste s’étend jusqu’à la langue. Celle-ci est façonnée par les dominants qui s’en servent pour imposer leur façon de penser, leur cadre. Il est aujourd’hui infiniment difficile d’expliquer que le capitalisme est une prédation alors que c’est une évidence : la faute à la langue, aux flics, aux procureurs, aux juges, aux media. La faute à tout le système de ruissellement qui rémunère la servilité. Soyez servile, vous aurez tribune, vous aurez promotion, vous aurez prix.

C’est de cela qu’il faut se débarrasser, parce que c’est cela qui nous conduit (et l’écosystème avec nous) à notre perte. Les jets ne volent pas pour eux même. Ils volent au service d’autres. Les superprofits ne se font pas pour eux-mêmes, ils se font au service d’autres. De gens qui profitent de la guerre, des sécheresses, des inondations, des pénuries. Tant que ce système perdurera, des gens profiteront de ses crises. Tant que ce système perdurera, il nous imposera ses « débats » vides de politique, son « art » dépolitisé, sa science-économique-vérité.

Il faut en sortir, il faut se mettre à penser « hors capital », refuser la stérilité de leur idéologie, refuser leur domination, leur façon de jouer avec nous.

Il faut les chasser.