Critique de l’ouvrage de V. Le Biez (X 2004), ‘Platon a rendez-vous avec Darwin’

 (ce billet X-Alternative est la version légèrement plus longue et détaillée de ma recension parue dans la revue Esprit, mai 2022 , pour laquelle j’ai dû réduire un peu le format. Elle intéresse notre association car elle contribue justement à montrer que peut exister une alternative à certaines visions parfois univoques et très politiquement orientées ; sachant que j’ai tâché de faire une critique épistémologique d’un ouvrage qui, en plus d’être scientifique, est aussi politique. A. Moatti, X78, administrateur X-Alternative, chercheur HDR en histoire des sciences, 4 mai 2022)

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Vincent Le Biez, Platon a rendez-vous avec Darwin. Les Belles Lettres, 2021, 190 p., 17 €.

Voilà un livre bigrement analogique, et au programme politique fort. Émanant d’un représentant de nos élites (l’auteur est X-Mines, actuellement haut fonctionnaire en poste à l’Agence des participations de l’État), qui fut à 28 ans en 2013 secrétaire national de l’UMP, animateur d’idées d’un courant important de ce parti (celui d’Hervé Mariton, ancien candidat à la présidence de l’UMP, polytechnicien lui aussi, qui a abandonné la politique nationale en 2012 et est retourné dans son administration d’origine), il mérite notre attention.

L’idée, d’abord plutôt séduisant, est de faire dialoguer directement philosophie (politique) et science, en prenant appui sur cette dernière, par un certain nombre de chapitres variés, visant à illustrer ce dialogue et prenant leur source dans différentes branches scientifiques (théorie de l’évolution, biologie cellulaire, thermodynamique, …). L’auteur aime la science – c’est sa formation –, et la politique – il en fait, en a fait ou en refera. Il partage avec nous certaines lectures qui l’ont fasciné. Chaque chapitre est construit à l’identique, avec de longs et érudits développements scientifiques, suivis d’une brève généralisation à la philosophie politique : ainsi un exposé sur l’homéostasie cellulaire, avec de magnifiques schémas colorés de biologie, donne-t-il lieu à une comparaison entre la membrane cellulaire et la frontière d’un pays – la cellule (et donc le pays) préservant son équilibre en assimilant certains apports externes, tout en en rejetant d’autres, par « perméabilité sélective ».

On pourrait s’en tenir là. Nonobstant certaines grandiloquences (la mission « du » politique est de « contribuer à construire l’Histoire, plutôt que la subir »), certaines naïvetés (« le progrès scientifique et technique est agnostique »), certains postulats ou inférences rapides (« la modernité se caractérise par le formidable essor d’un individualisme »), voici un livre cultivé, parlant élégamment, et correctement, de science. Bénéficiant d’un succès d’estime et de critiques favorables, de Télérama au FigaroVox en passant par Le Monde et Le Point, il est susceptible de séduire des lecteurs aimant se replonger dans l’histoire des sciences (par exemple des ingénieurs, comme notre auteur), capables d’écouter la musique, d’apprécier la virtuosité analogique, sans trop approfondir la vision politique sous-jacente.

Fort intéressante est pourtant cette vision : il s’agit ni plus ni moins de légitimer par la science une pensée de « conservatisme libéral » et d’y réarrimer une notion de progrès bien comprise. Le progressisme (entendez : la pensée de gauche) s’appuie selon l’auteur sur l’évolution de Lamarck, avec une téléologie, un but, celui de lendemains meilleurs ; quant à la pensée écologique, elle s’appuie sur la thermodynamique classique, et son fameux second principe d’entropie croissante, qui nous conduit vers le désordre. Cependant la thermodynamique hors d’équilibre (l’auteur est fasciné par des auteurs comme Prigogine ou Bertalanffy) serait, quant à elle, encore « à la recherche de débouchés politiques ».

Soit. Curieuse inversion, qui plus est d’un postulat fort contestable. Dans le sens d’inférence politique > science, on peut relire, à la force de l’analogie, le socialisme comme une téléologie à caractère lamarckien, ou la collapsologie comme une pseudo-conséquence du second principe. Cet appui sur la science, qui correspond à une volonté de légitimation, a été vertement critiqué, par exemple par le regretté Jacques Bouveresse. Mais dans l’autre sens, science > politique, pourquoi une théorie scientifique donnée aurait-elle nécessairement des débouchés politiques ? Deux démarches mêlées apparaissent : bien que l’auteur s’en défende, une forme de scientisme (j’aime cette branche de la science, j’aimerais la généraliser) ; parallèlement, une conviction politique chez l’auteur, qu’il s’agit de légitimer (dans le sens plus classique politique > science) : ainsi les deux démarches convergeront, il s’agit de matcher l’une par l’autre.

De fait, l’auteur promeut une théorie politique où le progrès effectif soit « darwinien », c’est-à-dire résultant du hasard, là où le progressisme lamarckien (i.e. de gauche) s’appuie sur le fameux sens de l’Histoire, sur une téléologie, devenant à ses yeux une quasi-religion ; et accessoirement non désirable car passant par des conflictualités sociales (quasi-gommées de l’ouvrage). Et ce hasard a pour synonyme… liberté (tandis que la nécessité, l’auteur citant Jacques Monod, est celle… de l’ordre). Liberté et ordre, voilà les piliers d’une pensée, disons… de droite – mais une droite qui en appelle au progrès, si celui-ci passe par la liberté individuelle. Il s’agit de légitimer, via Darwin, la notion de progrès, quasi opposé au… progressisme, et fondé sur la liberté de chacun, loin des chimères collectives (et collectivistes) inspirées de Lamarck. Il s’agit aussi d’intégrer cette notion de progrès forcément individuel dans un « conservatisme libéral » : sans y toucher, l’air de rien, on arrive à un conservatisme de progrès – dénouant ainsi l’oxymore. Et légitimé par la science, puisque comme chacun sait, la théorie de Darwin a eu raison de celle de Lamarck.

Rien de bien neuf. La critique du « progressisme » avait déjà été menée par Hayek (un des auteurs-phares de l’ouvrage, côté politique). La nouveauté, ici, est la légitimité via la science que prétend apporter l’auteur, sur la base de sa formation, de la (bonne) vulgarisation qu’il fait de ses lectures, et des analogies en histoire des sciences qu’il propose.

Or, dans ce paradis éthéré, fait uniquement de philosophie politique et de science, dans cette académie platonicienne revisitée (Que nul n’entre ici s’il n’est libéral pourrait en être la devise), les sciences sociales n’ont pas droit de cité : tout au plus est-on surpris de découvrir, au détour d’un chapitre, qu’existerait « un corps social », susceptible « d’absorbe[r] sans trop de dommages », ou non, les transformations politiques et sociales.

De fait, l’ouvrage fait montre d’une certaine prétention épistémologique : voulant faire dialoguer directement Platon avec Darwin, philosophie (politique) avec science, le « premier rayon » de la bibliothèque avec le « troisième », il prétend se passer du second, celui des sciences humaines et sociales, finalement non nécessaires pour ce dialogue direct, qui n’aurait jamais été construit. On comprend l’idée, à la lumière du projet politique, de se passer de toute forme de sociologie, voire même de toute forme de théorie économique : le libéralisme infuse directement de la science… Il ne manque toutefois pas de sel qu’un ouvrage truffé d’histoire des sciences prétende faire abstraction de l’histoire – science humaine, elle aussi ; ceci peut s’expliquer comme une réification de l’histoire des sciences, à rattacher uniquement à la science, et jamais à l’histoire. Surtout, l’auteur ne semble pas voir le paradoxe dans lequel il se piège lui-même, en produisant un ouvrage de sciences humaines et sociales, à ranger dans le « second rayon » de sa bibliothèque ! L’on hésite à analyser plus avant cette contradiction. Vue comme comtienne (et, comme Comte d’une certaine manière, scientiste – ainsi « l’apport intellectuel et culturel des sciences modernes n’est pas suffisamment considéré »), la démarche de l’auteur en arrive à faire l’impasse sur toute sociologie – pourtant importante chez Comte ! Vue, à l’opposé (Hayek n’était pas un grand admirateur de Comte), comme hayékienne, même Hayek – pourtant assez prétentieux, comme Comte – n’aurait pas eu une telle vanité épistémologique ! Que cet ouvrage émane d’un représentant d’une micro-élite, sûre d’elle-même, celle d’une partie des grands corps d’État, d’une technocratie légitimant sa vision par la science et l’asseyant sur la technique, n’est pas un hasard – même si ce n’en est ni la première ni la dernière occurrence.

Finalement, on pourrait prendre l’auteur à ses propres dires : maniant le « tout se passe comme si », l’auteur, lucide, nous rappelle qu’il s’agit d’un « usage commode mais uniquement métaphorique » : on pourrait appliquer cette sentence à l’ensemble de son ouvrage. Et souhaiter à son auteur de se réconcilier, la maturité venant, avec les sciences sociales – qui justement permettent, par construction, de se prémunir d’un certain scientisme et apprennent à se méfier d’un lien trop direct entre science et politique.

La sortie de buts du rapport Thiriez

Le rapport Thiriez (‘Mission Haute Fonction Publique’), commandé en mai 2019 et remis au Premier ministre en février 2020, concerne de près l’X, notamment les Grands Corps qui en sont issus (Mines, Ponts, Armement, etc.), aussi via le sujet de la diversité sociale dans les grandes écoles.

Le résultat de ce rapport est fade et décevant. Il était utile d’en faire une analyse critique rationnelle, en en démontant les mécanismes et les partis pris — comme ses non-dits. Ce que nous avons fait dans un article publié en juin dans la revue Commentaire (2020/2, p. 373-384). Vous en trouverez l’abstract ci-dessous, l’article dans son intégralité (« version auteur ») étant téléchargeable en PDF sur cette page.

A.M.

Total : un forage au mauvais endroit !

Nous avons déjà eu l’occasion de manifester à plusieurs une opposition raisonnée au projet d’implantation de Total à Polytechnique (tribune Le Monde du 7 mars 2020) : Vive Total ! Mais non à l’emplacement envisagé ! Oui si c’est avec les autres entreprises (Thalès, EDF) sur le campus de Saclay ! En complément, on peut se demander comment un tel accord Total-Polytechnique a été signé sur un coin de table de Conseil d’Administration, entre le précédent président de Polytechnique J. Biot et le président de Total P. Pouyanné.

Dans n’importe quelle société anonyme, une convention passée entre la société et l’un de ses administrateurs s’appelle une convention réglementée et nécessite un rapport spécial du Commissaire aux comptes. Polytechnique n’est certes pas une S.A., mais la signature de cette convention pose clairement la question d’un rapport privilégié avec un des administrateurs, qui a ainsi un accès bien plus facile à la prise de décision. Et d’ailleurs pourquoi Total et pas une autre entreprise – un de ses concurrents pétroliers, ou d’un autre secteur industriel, ne pourrait-il pas bénéficier de ce traitement de faveur ? (un bâtiment au cœur du campus polytechnicien, au loyer très favorable).

Dans cette affaire, ce n’est pas une motivation « écologique » qui suscite notre vigilance (Total comme groupe pétrolier donc « pollueur ») ; ceci c’est un peu comme l’argument dual, ceux qui se croient obligés de défendre Total sur le thème « gna gna c’est le plus grand groupe français, un fleuron de notre industrie ». De même, à nos camarades qui nous disent, à raison : « oui mais la recherche mixte privé/université c’est à encourager », nous répondons que c’est vrai, mais qu’il ne faut pas confondre une unité mixte CNRS/Total comportant une dizaine de chercheurs de l’entreprise (comme il en existe déjà à l’X avec Total, le laboratoire LPICM), avec un centre de recherches 100% Total, comportant 200 p., en plein cœur du campus et qui prétend l’animer, y compris en soirée par des manifestations dédiées.

En fait, ce que nous défendons, c’est tout simplement le respect d’une frontière entre public et privé : comment peut-on ainsi, sur un coin de table, sans stratégie et sans autre forme de procès, avaliser la dévolution du domaine public académique ? Comment des administrateurs représentant l’État peuvent-ils accepter cela ? Ceci semble illustrer ce que la Cour des Comptes avait écrit dans un récent rapport détaillé : « L’École polytechnique exploite des marges de manœuvre qui lui sont trop largement consenties au-delà de son autonomie statutaire […]. » (Le Monde du 25 février 2020, et notre échange consécutif par courriel avec le conseiller référendaire Emmanuel Glimet).

Que le Conseil de l’AX soit transparent sur le sujet (à la notable exception d’une administratrice, qui a émis quelques réserves sur le sujet en séance du 11 mars 2020 – il existe donc des hauts fonctionnaires encore vigilants), c’est un peu habituel… Mais que les administrateurs au Conseil de l’X laissent passer cela… De personnalités qualifiées comme « l’excellent D. Ranque, membre du gotha institutionnel » on n’attend pas qu’il dévie de la ligne « officielle » … cependant des administrateurs représentant l’État (liste ci-dessous) on attendrait un peu plus d’attention quant à la dévolution du domaine public :

La dernière entourloupe est, compte tenu des oppositions qui montent, chez les élèves, chez les kessiers, chez certains anciens élèves, de transformer le projet Total en un Innovation Park, qui ne change rien au sujet et n’est pas susceptible de nous endormir (une entourloupe de consultant, sans doute). Cette volte-face fleure l’amateurisme – comme déjà dans la désignation : Innovation Park !

Tout ceci pose aussi d’autres problèmes connexes de séparation public-privé – interférant, et sans doute pas modérément, dans cette « affaire Total-X » : un conseiller ministériel, Ph. Baptiste (il n’est pas membre d’un Corps, mais chercheur) entrelarde depuis 4 ans sa carrière de postes chez Total et en cabinet ministériel (il est actuellement conseiller éducation & recherche au cabinet du Premier ministre) ! À ce stade, ce n’est plus du rétro-pantouflage, ce sont des stages en alternance…

L’ensemble de ces éléments nous rend très réticent sur ce projet Total-Polytechnique : nous espérons que les administrateurs de Polytechnique y réfléchiront à deux fois – et ce malgré le risque de jusqu’au-boutisme du PDG de Total, qui fait là une faute politique, et qui n’aime pas qu’on lui résiste (c’est bien ça le problème de l’oligarchie en France – il faut pourtant qu’elle se confronte à une certaine idée de l’État qu’il est à présent indispensable de rappeler).

(site du comité de mobilisation X-Total)

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Tant qu’on y est : évoquons ici un autre projet immobilier de Polytechnique. Il s’agit des anciens bâtiments de la Montagne Sainte-Geneviève, rue Descartes à Paris. Un permis de construire a été déposé – c’est l’immobilier tous azimuts, hardi, petit ! – pour une transformation radicale de ce bâtiment, permis que nous nous sommes procuré : création de trois niveaux de sous-sol (dont un amphithéâtre pour 700 p. et un parking), et couverture de la cour par une verrière « afin d’en faire un lieu polyvalent de rencontre, d’exposition et de réception ».

On se demande comment l’Architecte des Bâtiments de France a accepté cela, et comment les riverains ont laissé faire. Y a-t-il besoin pour Polytechnique à Paris d’un tel lieu de réception somptueux voire somptuaire ? Aux dernières nouvelles – et il y a peu d’informations, notamment à l’AX sur le sujet (juste un entrefilet dans une réunion de CA en 2019) – ces travaux ne pourraient être entrepris qu’avec le soutien financier de… groupe Arnault-LVMH, quitte à ce que l’amphithéâtre porte le nom du magnat-nime Bernard Arnault (X70) – un peu comme le DrahiX Center à Palaiseau. Il s’agit cette fois de mécénat, à la différence du projet Total qui est une prise de possession du domaine public académique : cependant la frontière n’est pas si facile à tracer, comme dans tous ces « partenariats » privé-public – n’y aura-t-il pas des manifestations de prestige LVMH, Dior, etc., utilisant ces salles de réception, et sans rapport avec l’objet public et académique de l’X ? Mécénat privé, quand tu nous tiens…

En attendant, la conséquence immédiate est la suivante : l’AX et La Jaune et la Rouge, sises depuis 1976 (date du déménagement à Palaiseau) rue Descartes, doivent déménager cet été 2020 à la Maison des X dans le 7e, gérée par ACOR ou autre… Fini la convivialité des réunions de groupes polytechniciens sur la Montagne Sainte-Geneviève (dont le groupe X-Alternative, mais pas seulement !), ou des sympathiques cocktails estivaux qu’organisait l’AX dans ce jardin (jardin lui-même condamné à disparaître, ☹). On y reviendra peut-être, lors du prochain défilé de mode LVMH j’imagine ?

Addendum du 2 juillet 2020
Lors de l’Assemblée générale de l’AX du 22 juin (par visio), j’avais posé une question de demande d’informations sur ce projet X/AX/LVMH rue Descartes. Le président de l’AX M. Lahoud avait immédiatement passé la parole (presque ironiquement, du style « c’est son sujet ») au Secrétaire général de l’AX, Jean-Baptiste Voisin (X88), qui m’avait fait une réponse très peu informative. Je m’aperçois ce jour que Jean-Baptiste est SG de l’AX depuis 2016, mais aussi directeur de la stratégie LVMH depuis 2006 (après dix ans chez McKinsey): ça aide pour les projets communs X /AX /LVMH comme celui de la Montagne Ste-Geneviève !

 

Addendum du 2 octobre 2020
J’ai enregistré , à la demande de J.-Ph. Denis, éditeur de la Revue française de gestion, sur sa chaîne Xerfi, une vidéo (enregistrée en juillet, publiée en septembre): https://www.xerficanal.com/iqsog/emission/Alexandre-Moatti-L-affaire-Total-a-polytechnique-ou-en-est-on-_3748797.html