Le contenu de cet article n'engage que son auteur : Régis Portalez

Erst Essen Dann Miete

Les allemands des années 30, au plus fort de l’hyper inflation due à l’austérité, avaient résumé ainsi la hiérarchie des droits et devoirs : « Erst essen, dann miete » (d’abord manger, ensuite payer le loyer). Dans une brillante série d’articles de son blog, l’ami Frédéric Lordon établissait que nous serons dans la préhistoire tant que les besoins fondamentaux ne sont pas satisfaits : nourriture, logement, santé, culture.

Or, il faut le reconnaitre : nous sommes dans la préhistoire. Non seulement les besoins ne sont pas satisfaits, mais la simple satisfaction de besoins aussi fondamentaux que le logement (ou la nourriture — bientôt l’éducation) est subordonnée à un chantage : celui de l’argent et du « marché du travail ». La constitution soviétique disait : « qui ne travaille pas ne mange pas », visant par là les rentiers dont l’argent vient de l’exploitation des autres. La société capitaliste contemporaine, dans un superbe retournement du sens dont elle a le secret, a fait parasite, non le capitaliste inactif, mais le travailleur « pas assez actif ». Le « pas assez » étant décrété par instants télévisuels, en fonction de quel segment conservateur de l’électorat ou de quelle passion pénultième il faut séduire.

Aujourd’hui, dans un pays si riche que la France de 2024, nombre de gens ne peuvent plus subvenir à ces besoins fondamentaux : travailleurs précaires, mamans solo et tant d’autres mangent mal, ne se soignent pas ou presque plus, habitent dans des taudis ou leur voiture, souffrent en silence et vont en prison quand ils contestent leur situation, comme pendant les gilets jaunes ou les émeutes Nahel.

Dans un des plus grands moments de l’Histoire humaine, la France de la Libération avait inventé la sécu : une garantie économique. Chômage, retraite, santé, tout était magnifiquement socialisé, c’est-à-dire que chacun payait pour tous et chacun bénéficiait de tous. La grande solidarité ouvrière faite réelle. Malgré les attaques, d’abord du gaullisme via le paritarisme, puis de nombreux gouvernements successifs, ce magnifique modèle survit et a sauvé tant de vies.

Ses jours sont comptés sous le macronisme, mais rien ne nous interdit d’en penser l’accomplissement.

Pour nous, il y a quatre besoins fondamentaux, qui se sauraient être soumis à condition ni chantage (quel qu’il soit) : manger, se loger, se soigner, apprendre.

Pour la question du repas, des camarades réfléchissent à la sécurité sociale alimentaire. Pour le soin, nous avons le modèle de la sécu. Pour l’école : la gratuité issue de la commune de Paris (et non de Jules Ferry-Famine comme on l’enseigne). Pour l’apprentissage plus tardif, le legs du CNR (Conseil National de la Résistance) : « former l’Homme, le Citoyen et le Travailleur ». Pour le logement pourtant : rien que des palliatifs.

De grandes initiatives méritent d’être saluées, comme le DAL (Droit opposable Au Logement), l’encadrement des loyers, le squat, les communes, les ZAD. Du local, du palliatif, tout aussi noble que cela puisse être. Historiquement, nous avons la collectivisation soviétique (tout appartient à l’état), les réformes de Kadhafi (chaque logement appartient à l’habitant au temps T), et d’autres qui ne sont pas bien plus convaincantes ni suscitant l’adhésion.

Il faut dire qu’il n’y a pas de bien plus personnel que son logement. On y vit. On y stocke sa vie. On l’y développe. On y fait naitre ses enfants. On a un désir d’être chez soi, de ne se faire virer par personne, d’un foyer dans lequel enfin nous sommes souverains, à défaut de l’être au travail ou dans la cité.

La droite ne s’y trompe pas quand elle prône une « France de propriétaires ». Elle attise ce désir et soigne des affects primaires auxquels il est quasiment impossible de se soustraire, hormis à une rare frange capable de voir plus loin et libérée (ou non encore soumise à) des contraintes familiales ou affectives.

Pourtant, la « propriété » capitaliste n’est en aucune manière une libération, elle est un asservissement. On achète un appartement à sa banque, qui nous fait l’avance du prix (en créant la monnaie correspondante). On lui paye des intérêts (pour un service inexistant). On en reste ensuite vissé à un travail suffisamment rémunérateur pour la payer, à un mariage potentiellement malheureux, à un lieu géographique qui peut ne plus nous convenir. Acheter pour se « libérer », en régime capitaliste, c’est s’enchainer encore plus.

La location n’est guère meilleure : on paye un loyer pour le simple droit de dormir au sec. Le propriétaire, lui, s’est endetté pour vendre ce droit. Il en tire revenu sans rien faire. Et dès que vient la grève, le conflit, le chômage, il ne manquera pas de vous faire valoir ses charges et son droit au loyer, lui même contraint par les traites des banques. C’est ainsi que meurent les grèves : à un moment il faut payer le loyer. Et la loi s’assure de vous le faire savoir. Et la police si besoin. Et la justice encore s’il le faut. Les media, eux, ne manqueront pas de chouiner pour le propriétaire : il faut bien maintenir leur domination et leur rente.

Alors que proposer ? Dans le système capitaliste de propriété foncière ouvrant droit à rémunération : rien de grand. Encadrer les loyers, assurer un droit au logement, saisir les logements vides, interdire la location du type AirBnB; rien de grand, mais ce serait déjà tant. C’est le travail des partis, des associations et de tout ce qui œuvre au sein des institutions. Dans une perspective révolutionnaire cependant, l’horizon est bien plus vaste.

On pourrait imaginer un droit fondamental : le logement à l’habitant. Vous habitez quelque part ? C’est à vous. Ni au bailleur, ni à la banque : à vous. Et vous voilà avec, du jour au lendemain, un titre de propriété. D’usage évidemment. Propriétaire ? Cela ne vous change rien. Locataire ? Vous restez chez vous. En bref tout le monde pourrait rester chez soi. Mais sans traite bancaire, sans loyer, sans rien d’autre qu’une cotisation servant à entretenir le parc de la commune locale, et l’étendre si ses habitants le souhaitent.

Mettons l’idée en pratique. Un logement habité est automatiquement transmis en propriété d’usage à son habitant. On prive évidemment, sans contrepartie, le propriétaire capitaliste de sa « propriété ». Que ce soit une banque ou un bailleur. Un logement vide est lui mis à disposition de la commune pour y loger les nécessiteux, les sans logement, les voyageurs. Les logements vides résiduels (à Paris ils ne manquent pas), pourraient être mis à disposition de la commune pour en faire hôtel ou auberge.

Évidemment, il y a un certain nombre de considérations pratiques à voir en face. D’abord : les banques feraient immédiatement faillite. Privées de leur collatéral immobilier, de leur source immense de liquidité que constituent les emprunts bancaires, elles mourraient. Depuis 2000, 2008, depuis la crise grecque, on ne peut leur souhaiter autre chose : qu’elles meurent enfin. D’ailleurs à quoi servent elles ? Elles servent à créer la monnaie via le crédit. Mais au point où nous en sommes, c’est quelque chose de relativement secondaire, il faudra déjà faire autrement. Les multi-bailleurs, seuls réels perdants physiques de la mesure de mise à disposition du logement, vont également râler. Mais ils sont peu nombreux et sans réel pouvoir. Et il sera facile de faire entendre qu’ils ont déjà gagné bien assez.

En contrepartie, il y a nombre d’avantages. Plus de loyer (autre qu’une cotisation de l’ordre de 100 euros par logement pour en mutualiser l’entretien), plus de droits de succession (les enfants n’ont qu’à rester habiter dans la maison des parents, sinon, et bien ils la perdent), plus d’impôt sur la fortune immobilière (quelle fortune?), plus de taxe foncière, plus de taxe d’habitation (tout est transformé en cotisation).

Un grand choc de simplification et de pouvoir d’achat en somme

Restent ensuite quelques questions résiduelles.

– Qui attribue les logements ? C’est évidemment aux communes de répondre, mais quelle que soit la réponse, elle sera meilleure que « la taille du portefeuille ». Car c’est aujourd’hui ça qui décide de tout. Ni le besoin, ni l’urgence : l’argent. Y-a-t’il plus arbitraire et injuste ? Soyez une famille de 4 personnes avec un travail, vous passerez derrière le rentier célibataire. L’argent décide de tout et c’est la première raison pour abattre de système, la première raison de son injustice et de sa propre reproduction

– Qui entretient et construit les logements ? Encore une fois, c’est aux communes de répondre. A elles de décider, aussi localement que possible, s’il faut rénover, construire, détruire. A elles de décider des sanctions à infliger aux « mauvais habitants » qui auraient rendu un logement en mauvais état, plutôt qu’à un parasite propriétaire décidant souverainement et au détriment de l’habitant.

Il reste évidemment nombre de questions auxquelles il n’aurait pas de sens de répondre, et tant d’autres qui ne sont pas encore posées. C’est le principe des mouvements révolutionnaires : l’entrée dans l’inconnu et la fabrication du nouveau.

Il faut, par contre, se saisir de la question du logement, par le bout présenté ici ou par un autre, mais pour la sortir absolument du rapport de dépendance et d’aliénation dans lequel elle est aujourd’hui tenue. Le logement est un des piliers de la réactualisation du slogan de Lénine, que je propose comme :

Le logement à l’habitant.