Le contenu de cet article n'engage que son auteur : Régis Portalez

Paysans et capitalisme

Depuis l’automne le monde agricole bout en Europe. Ces derniers jours ou semaines : en France.

Il faut dire qu’ils ont de quoi. Taux de suicide record, métiers dangereux, que ce soit par mort directe ou induite, pauvreté, retraites minables, mépris social.

Ces derniers jours, ils ont décidé de bouger, sous la houlette nuisible de syndicats nuisibles, mais ils bougent. Et le gouvernement, lui, ne bouge pas. Il n’envoie pas de flics les massacrer mais il ne donne rien non plus, en tout cas rien de substantiel qui pourrait soulager la vie de nos camarades.

Le mouvement, c’est probable, va se durcir et il est indispensable de le soutenir. La première raison est que ces gens, pour leur immense majorité, sont des camarades. Ce sont des ouvriers de la terre, de l’eau et des bêtes. Ils transforment des matières premières en produits comestibles comme d’autres ouvriers transforment de la bauxite en aluminium. Dans des conditions dures et, souvent, en étant à la merci de capitalistes qui, eux, ne font rien. Contrairement aux raffineurs ou aux métallurgistes, ils transforment par contre le vivant et non la matière inerte. Cela les expose à une responsabilité particulière et devrait leur garantir un statut particulier et surtout la solidarité de la société toute entière.

Les demandes des syndicats majoritaires, FNSEA en tête, sont des horreurs (affaiblissement des normes notamment). Leurs représentants sont de grands propriétaires fonciers qui n’ont jamais mis un pied dans un champ. Ils sont d’ailleurs les premiers promoteurs des bassines, du maintien du glyphosate et de tout ce qui permet de maintenir, non les conditions de vie des travailleurs, mais leur marge, c’est à dire leur rente.

Du côté de la confédération paysanne, on demande des prix planchers, la fin du libre échange débridé et un revenu garanti. C’est effectivement la moindre des choses, la seule qu’on peut raisonnablement espérer obtenir. Pour cela, il faudra cependant aller plus loin que les préfectures et les autoroutes car on le sait : le macronisme ne lâche rien. En cette matière comme en toute autre, il ne lâchera rien sinon un affaiblissement de normes phytosanitaires pour satisfaire quelques grands industriels et renvoyer tout le monde à la niche.

Les choses se sont d’ailleurs toujours passées comme ça mais il est possible que cette fois il en aille autrement. Que la base agricole déborde ses syndicats majoritaires et arrête de demander mais exige. Et qu’elle exige beaucoup.

On peut alors se prendre à rêver à une jonction entre mouvement ouvrier et monde agricole. La probabilité est ténue, c’est le moins qu’on puisse dire, mais déjà des camions et des taxis rejoignent les paysans. Et si, demain? ouvriers, salariés, intérimaires, rajoutaient leurs désirs à ceux des agriculteurs ? Leurs colère à la leur ? Et que les forces se joignent ? Beaucoup de choses seraient possibles dans un mouvement de cet ordre. Tellement de choses qu’on peut imaginer le meilleur.

Bien sûr, il faut d’abord évacuer la question de l’extrême droite, très présente dans le milieu agricole. La question de la droite tout court aussi d’ailleurs, encore plus présente. L’extrême, à mon avis, n’y est très majoritairement que par dégagisme forcené. La droite parce que c’est le lot des indépendants. Quand on survit tout seul, on pense que c’est le lot de chacun. Qu’on en a bien mérité et que, semblablement à un bizutage, tout le monde doit passer par là pour pouvoir être un vrai bonhomme. Cette question qui se posait déjà au moment des gilets jaunes ne doit pas en être une. Purger les capitalistes et les racistes sincères est une tâche assez simple à mener quand elle n’est pas à l’échelle nationale : il suffit de les déborder par le nombre et celui-ci est de notre côté. Il suffit surtout de les déborder en comptant sur la raison commune, comme nous l’ont montré les gilets jaunes dès le 2 décembre 2018 : quand les gens se parlent entre eux, ils produisent du bon. Ce n’est que rances et seuls que les gens s’adonnent au pire.

Ensuite, il faut amener quelque chose. Déjà, des prix planchers, un salaire, une retraite, la sauvegarde des terres, des machines et des bêtes. Ces choses là peuvent se faire par la loi, avec un rapport de force solide d’un mouvement paysan soutenu largement contre un pouvoir ne tenant que par sa police. C’est difficile, presqu’impossible tant le macronisme ne lâche rien, mais ce serait déjà tant.

Et puis on peut imaginer la suite : le travail de la terre libéré du capital.

Depuis toujours, le capitalisme n’a eu de cesse d’exproprier les paysans pour s’approprier les terres et les communs pour les envoyer à l’usine. En Angleterre, en France, aux États-Unis à Madagascar ou toutes les nations colonisées, en Chine, partout, le capitalisme exproprie pour s’approprier. C’est un mouvement originel et ontologique de ce mode de production, dont les paysans ont toujours été les premières victimes et quelques rentiers les seuls bénéficiaires.

Pourquoi ne pas envisager de confier la terre à ceux qui la travaillent ? D’abolir la propriété foncière ? De distribuer les terres des grands propriétaires ? Pourquoi ne pas imaginer que les paysans s’organisent par filière et bassin versant ? Avec des fermes qui ne peuvent pas trop grossir sous peine de remembrement ? Qui s’organiseraient en coopératives puis en confédérations afin de contrôler la distribution, les achats, les prix, les salaires ? Qu’ils soient en relation avec des coopératives ouvrières à même de produire et réparer leurs machines ? Que toutes ces structures soient unies par des mécanismes de solidarité et de redistribution ? Que les paysans soient souverains au service du peuple ? Qu’ils ne se tuent pas en tuant l’écosystème, parce qu’ils n’y seraient pas contraints par des mécanismes criminels de marché et de concurrence ? Qu’au contraire ils préservent la nature comme notre unique cadre de vie commun et source d’où jaillit toute richesse ?

Pour cela, bien sûr, il faudra beaucoup moins de FNSEA et beaucoup plus que des manifestations. Il faut la jonction de tous les exploités de ce pays (et des autres). Ils ne manquent pas : l’école est en ruine, la santé en ruines, la paysannerie en ruines, le monde ouvrier en ruines.

Que des ces ruines jaillissent des fleurs !

Comme disait Lénine : « Vive la remise de la terre aux travailleurs ! » ou encore Tout le pouvoir aux Soviets de députés ouvriers et paysans !. Comme on pourrait dire maintenant :

La terre à ceux qui la travaillent.