Le contenu de cet article n'engage que son auteur : Régis Portalez

Faire mieux

Grèves, occupations, assemblées générales, manifestations, quoi qu’il sorte de cet affreux second tour, rien de tout cela ne nous sera plus permis s’il est question d’une portée politique conséquente. Ils le voulaient ce second tour, l’opposition entre la fasciste (qui ne le redevient qu’après le premier tour) et le fascisateur (qui essaye, entre deux scéances lunaires psychotiques d’indifférence aux gens, de racler ce qu’il peut d’électorat). Ils le voulaient, ils l’ont. Nous ne le voulions pas, nous l’avons. Même si nous nous y attendions, quelle douleur. Choisir entre un mal connu et douloureux et un autre mal inconnu mais certain. Enfin inconnu, il ne l’est que pour ceux que la haine de Macron aveugle (et qui peut leur en vouloir). On sait, à l’avance, comment se déroulerait un quinquennat Le Pen : du Macron, mais en pire. Le même libéralisme patronal, la même soumission au capital, mais (ouvertement) raciste. Faire payer aux pauvres les profits des actionnaires, c’est l’essence du capitalisme, c’est à dire du macronisme. Faire payer aux immigrés les errances du capital, c’est l’essence du capitalisme raciste d’extrême droite.

Rien ne justifie aujourd’hui de voter pour l’une ou pour l’autre. Quoi qu’il arrive, ce sera le bordel. Les vieux qui votent pour l’ordre, attachés à la « démocratie » en disant « ne vous inquiétez pas on gagnera quand même » (appréciez la conception de la démocratie) votent pour la préservation de leur ordre bourgeois, pour la préservation de leur monde : celui de Macron opposé à Le Pen. Macron, en 5 ans, a mutilé 32 personnes, en a enfermé des milliers, poursuivi des journalistes, en a convoqué d’autres à la DGSI, a livré des armes partout dans le monde qui ont servi à tuer, a réduit la parole publique au plébiscite, a tué Zineb Redouane ou Cedric Chouviat, s’est assis sur le climat, sur ses propres conventions, ses propres engagements. Et quand on les lui rappelle, ses ministres « s’en étouffent ». L’autre, ce sont les financements kazakh, les paiements de cautions de militants accusés de torture (ensuite assassins de rugbymen), les prêts russes, les rencontres avec suprémacistes polonais ou hongrois, le mensonge social (partagé avec Macron), le mensonge européen, le mensonge dans le rapport au capital.

Entre l’un et l’autre il faut ne choisir rien. Ou plutôt choisir autre chose. Le cadre, celui qui fabrique Macron, qui fabrique Le Pen, qui fabrique leur opposition, doit être radicalement remis en question. Dès lors, se poser la question du vote – à ce stade –, c’est déjà abdiquer face à ces institutions vérolées. 40 ans qu’elles nous proposent la même comédie, comme un carnaval médiéval, sévèrement encadré par l’Église, qui permet aux gens l’espace de quelques jours, de laisser libre cours à leurs pulsions pour que le pouvoir puisse mieux les canaliser. Le vote bourgeois en somme, tel qu’il nous est proposé depuis Thiers et de l’ignoble troisième république fondée dans le sang des glorieux communards. Pourtant, refuser le vote, refuser ces institutions, ce n’est pas abdiquer, ni même, bien au contraire, faire abandon.

Vouloir le meilleur, une fois qu’on a goûté au bon, c’est le principe de la démocratie qui s’enrichit de sa propre expérience et ne meurt que de son oubli. L’expérience, on nous la vole depuis longtemps, certains disent depuis 2005, je dis depuis toujours. Elle n’a vécu que de rares fenêtres historiques : 1793, 1848, 1871, 1946. Ca se compte en semaines. Entre temps, le pouvoir nous l’a fait oublier. Plus ou moins difficilement plus ou moins lentement, mais il finit toujours par racler un peu moins que ce qu’on lui a pris. Plus le pouvoir se gargarise de « démocratie » et plus il faut comprendre qu’il en est l’ennemi. Aujourd’hui, certains ont répété à l’envi qu’il y avait urgence, notamment, et avec raison, sur la question climatique et environnementale. « Il nous reste trois ans » dit le GIEC. Que fait l’appareil de EELV ? Négocier des postes qu’ils perdront. Que font certains autres, l’urgence plein la bouche il n’y a pas deux semaines ? Préparer 2027 : cinq ans sur trois. Raté. Disqualifiés.

En vérité je vous le dis : la période politique, celle de l’entre deux tours, est morte. Il n’y a rien à en tirer. Comme disent les zapatistes : « votez ou ne votez pas, mais organisez vous ». Voilà un slogan qui est plus que ça, qui ramène du politique là où il n’y en a plus. Toujours, partout, il s’agit de ramener le politique là où il n’est plus et de s’organiser là où c’est interdit ou impossible – par la force ou la force des choses. Il y a beaucoup de façons de s’organiser, associations, partis, syndicats, manifestations, toutes plus ou moins frustrantes, chacune apportant son lot de satisfaction. Toujours est-il que face au quinquennat qui viendra, quel qu’il soit, chacun avec sa nature et son degré de violence, il ne faudra pas rester seul. Rejoignez ce qui existe, créez ce qui n’existe pas. C’est l’essence de 1984, nous dit Chomsky : « Le truc, c’est de ne pas rester isolé. Si on est isolé, comme Winston Smith dans 1984, alors tôt ou tard on lâche prise, comme il le fait à la fin. Voilà en un mot ce que racontait le roman d’Orwell. En fait, toute l’histoire du contrôle sur le peuple se résume à cela : isoler les gens des uns des autres, parce que si on peut les maintenir isolés assez longtemps, on peut leur faire croire n’importe quoi. Mais quand les gens se rassemblent, alors beaucoup de choses deviennent possibles. ».

Saisir les instants, se réapproprier l’esthétique, lutter seul à sa mesure, à plusieurs, écrire, lire, marcher, dessiner, n’importe qu’elle forme d’action sera la bonne. A la fin, dit Mélenchon malgré la défaite, il s’agira de « faire mieux ». Il a raison. Ses mots sont beaux. Ils rappellent l’histoire : nous avons toujours fait mieux. L’insurrection de Spartacus s’est terminée en kilomètres de crucifiés, celle des jacques en des églises dégorgeant de sang de paysans passés au fil de l’épée, celle des communards en dizaines de milliers de fusillés, celle des gilets jaunes en dizaines de mutilés. Le pouvoir sera toujours violent, mais de moins en moins. Petit à petit, en longue période, il perd. Lentement, mais il perd. Lentement, nous gagnons. A la fin, nous gagnerons. Mais aujourd’hui, qu’est ce qu’on peut faire face à cet immense sentiment d’impuissance qui nous paralyse tous ? Nous ressaisir des armes que nous donne l’ennemi, comme le fait le gladiateur de Spartacus : refuser de mettre à mort notre camarade et tourner l’arme vers celui qui nous la donne pour son plaisir. Les armes que nous avons : ce sont le vote (si faible qu’il soit) ou le non-vote (si faible qu’il soit), mais surtout le travail. Le travail peut se subvertir, en le quittant pour ceux qui comme moi en ont le luxe. Il peut s’arrêter par la grève. Nous sommes les travailleurs, nous sommes les producteurs, nous sommes donc les souverains.