Le contenu de cet article n'engage que son auteur : Régis Portalez

Il reste tout

Préambule

Écrire sur ce sujet en ce moment, c’est dur. Dur parce qu’on ne veut pas parler pour les autres, les camarades dont je connais si peu de la condition. Parce qu’il ne s’agit pas de déformer leur pensée, leurs souffrances, leurs joies (cela reste assez universel), leur vie. Encore moins de l’interpréter, de l’extrapoler. Dur à cause de la répression qui s’abat violemment. A tous ceux qui se sentiront trahis par mes propos, pardonnez moi, corrigez moi, reprenez moi je vous en prie. Tout cela force à peser chaque mot mais je crois que le moment impose de ne pas rester silencieux.

Mort

Un jeune homme, Nahel, est mort à 17 ans. D’une balle. Pour un contrôle routier.
Tout relativisme de ce fait est inacceptable : un jeune homme est mort pour rien. Sa mère l’a perdu, ses amis l’ont perdu, il ne connaîtra plus jamais la joie, l’amour, l’ivresse, les poèmes, les chansons, le cinéma, les copains, les copines, il est sous terre à jamais. Pour un contrôle routier.

Révolte

Devant cette réalité, la jeunesse de ces quartiers (mais pas que) a décidé de tout cramer. 60 ans de police coloniale, d’état colonial, de racisme institutionnel, de mal logement, de chômage de masse, de mépris, de contrôle au faciès, de parents exploités, de services publics en ruines, tout cela a éclaté d’un coup. Il le fallait. Et dans ces cas là, la révolte ne cherche pas bien loin : faire mal.

Justesse

Dans ce « faire mal », il y a du juste et du moins juste. Comme le dit un camarade Gilet Jaune, en fait :

tout est question de justesse. Il y a un usage juste de la douceur, un usage juste de la parole et un usage juste de la violence.

Lisez attentivement le texte ci-dessus : personne ne crame jamais rien par plaisir. Ni moi, ni vous, ni eux. Les gens crament parce qu’il ne reste plus que ça. Quand on en est là, c’est le pouvoir qui impose la justesse de la violence, parce que c’est lui qui a épuisé « la douceur et la parole ». Dans le tas, il y a du moins juste voire du mauvais. S’en prendre à des camarades comme Cemil du MEDIA, à la famille d’un maire, c’est déplorable et évidemment condamnable. S’en prendre à des bibliothèques ? Victor Hugo répond et explique au dernier vers, après un large développement de la morale bourgeoise qu’on subit en permanence, les raisons du feu :

– Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?
– Oui. J’ai mis le feu là.
– Mais c’est un crime inouï
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l’aurore.
Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d’oeuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l’homme antique, dans l’histoire,
Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des jobs, debout sur l’horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l’esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;
Il luit; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il détruit l’échafaud, la guerre, la famine
Il parle, plus d’esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t’enseignent ainsi que l’aube éclaire un cloître
À mesure qu’il plonge en ton coeur plus avant,
Leur chaud rayon t’apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l’homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C’est à toi comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l’erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un noeud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l’ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c’est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !
– Je ne sais pas lire.

Un feu social.

Il reste tout

Dans le tas, les gens s’attaquent à des commerces. Un Apple store à Strasbourg (on pleure), des lunetiers (qui ne doivent en vendre que deux par jour pour être rentable — on pleure aussi), des magasins de luxe (Vuitton — larmes, Gucci — contorsions de douleur, etc), mais aussi des Aldi et des Lidl.
Et c’est là qu’intervient la vidéo majeure : « il reste tout ».
Une dame entre dans un Aldi, et dit :

– Ils ont cassé le magasin je suis choquée. Ils ont cassé le Aldi (j’ai failli tomber)

Le pouvoir en est resté là avec ses « journalistes », misère absolue de la pensée. Mais la vidéo continue (elle croise un jeune qui sort avec des affaires dans les bras) :

– il reste de la lessive ?

Et lui qui répond :

– ouais il reste tout

Cette fois, ce sont les fachos qui se moquent, qui raillent le gamin (noir) et la dame qui cherche sa lessive. Aucun écho médiatique. Pourtant la vidéo de « il reste tout » « contient tout ».

Nécéssité

La dame cherche de la lessive. De la lessive. Dans un Aldi.
Dans les innombrables vidéo snap, twitter et tiktok que j’ai pu voir depuis 5 jours, les gens prennent de la bouffe. Même le type qui s’en va avec son transpalette prend du papier toilette. Une autre, très fière, montre qu’elle a trouvé des crevettes. En tout, je n’ai vu qu’un seul type prendre du superflu : une débroussailleuse alors qu’il admet vivre en appartement.
Les gens prennent ce dont ils ont besoin, ce qui leur est interdit par le niveau des salaires, par le chômage, par la famille au pays, par l’inflation.
Ils prennent, mais « il reste tout ».
Les étals restent pleins, les commerces remarcheront dans une semaine, les assurances auront payé, l’état qui tue et mutile aura payé.

Structures

Il reste tout dans les étals, certes, mais il reste tout ailleurs aussi. La police est toujours là, elle est toujours raciste et violente. L’État est toujours là, raciste et violent. Le capital est toujours là, raciste et violent. Peut être faut-il, pour qu’il ne reste plus rien de cet ordre, qu’il ne reste plus rien, temporairement, chez Aldi. Limites d’un mouvement.

Limites

On sort de 5 mois de retraites. De Sainte Soline. Du covid. Du pass. D’autres retraites. Des gilets jaunes. De nuit debout. De la loi travail. Etc. Pourquoi n’a-t-on pas immédiatement soutenu ça ? C’est pourtant un réflexe de qui est de gauche : soutenir le dominé contre le dominant. Certains partis ont tenu la ligne, d’autres ont fini de s’effondrer. Certains syndicats ont fait un peu, d’autres rien. Certains media ont fait, d’autres ont nui. Dans mes camarades gilets jaunes, certains y vont, s’y battent. D’autres ont basculé dans un racisme crasse.

Fascisme

A vrai dire, l’occasion est perdue pour longtemps. Il fallait soutenir ça immédiatement. Aider à y donner un débouché politique. Montrer la solidarité du travail. Montrer que face au capital, face à Macron, nous sommes un. Mais pour l’instant c’est raté. La réputation de beaucoup d’organisations est carbonisée. J’écrivais à des amis, il y a deux jours, en leur envoyant un poste vu sur facebook titrant « je trempe toujours mes balles dans de la graisse de porc », que plus rien ne peut empêcher un fascisme 2.0.
Le pire n’est jamais certain, mais honnêtement je n’y crois plus.

Protection

J’en ai supprimé mon compte twitter. Je fais attention à ce que je dis. Cela fait longtemps que, les soirs d’action ou de déprime, je crais d’être arrêté à tout moment. Je veux limiter cette possibilité. Faites en autant. Je ne me ferai pas arrêter pour un paquet de lessive, un snap ou un tweet un peu trop tard. Protégez vous. Il reste tout. Il leur reste tout. Ils le garderont et ne céderont rien.

Hommage

Merci aux camarades de Nahel. A ses amis. A tous ceux qui se battent. Ne soyez pas sages, c’est impossible, mais ne soyez pas idiots. L’état est trop fort. Encore.