Le contenu de cet article n'engage que son auteur : Régis Portalez

Startdown Nation

En 2017, Emmanuel Macron était élu sur son projeeeet de « startup nation ». Nous avons vu ce dont il retournait : des « licornes » sans la moindre substance épuisant des travailleurs à vélo, de la spéculation, des grands groupes siphonnant les aides publiques avant de licencier pour délocaliser. Il fallait que tout change pour que rien ne change : un nouveau visage, une recomposition politique, un nouveau discours, mais la même spoliation capitaliste des fruits de la terre et du travail.

En 2022, le revoilà, « reborn ». Exit la startup nation, place à la grande transformation : démolition du système social, de l’enseignement public et gratuit, de l’hôpital, du chômage. Et toujours plus de transferts de valeur au capital avec la baisse des « impôts de production », nouvelle tétine que le MEDEF file tantôt à Macron, tantôt à Zemmour en passant par le catéchisme des Échos. A nouveau, rien ne changera, à moins peut-être d’un séisme législatif.

Pour autant, quel que soit le gouvernement en septembre, une fois la poussière retombée, il faudra se rendre compte que l’économie française a profondément changé. Elle n’est pas intégralement tertiarisée, n’en déplaise à Serge Tchuruk et Alain Minc. Elle n’est pas toute numérisée, n’en déplaise aux oracles des GAFAM comme l’institut Montaigne. Et elle ne le sera jamais. La politique menée nous a fait perdre nombre de compétences et de sites de production tout en omettant d’en développer d’autres, jugées trop peu rentable (c’est-à-dire moins de 8%). Il faut rompre avec cette logique absurde. La France, sans être les USA ou la Chine, est un grand pays qui doit faire autre chose que des slides à La Défense ou des crypto monnaies dans des « wework » bordelais.

Quarante années de mauvaise gestion, de croyance religieuse dans la magie du marché, de transferts au capital, de soumission à des intérêts étrangers voire de trahisons nous ont ramené à une situation d’économie de rattrapage. Partout les compétences manquent, partout le capital manque et pourtant les besoins sont là. Les désirs aussi. Mais le capital, dans sa grande sagesse, préfère allouer 600 millions à Sorare pour faire une marketplace de cartes panini virtuelles que d’investir dans « l’économie réelle ».

Je récuse pourtant ce terme « d’économie réelle », puisque précisément toute activité humaine est réelle. Je lui préfère, en contraposée, le terme « d’économie gorafisée » pour toutes ces applications qui aspirent le capital et le travail pour produire du vent. Cartes panini NFT, cotons-tiges connectés (oui), immobilier tokenisé (oui – aux USA), fusées en forme de chibre, constellations de satellites, tout ceci doit partir à la poubelle.

Notre chance, c’est que le capitalisme, pour maintenir ses rendements, a évolué jusqu’à ce niveau d’absurde. S’il était plus difficile de critiquer le capitalisme produisant (faisant produire) des ponts ou des lave-linges, il est incomparablement plus facile de démolir le capitalisme qui produit de l’inutile, du ridicule ou du nuisible. Voir ces journalistes de BFMTV s’épater de la nouvelle application de paiement en 12 fois, de telle autre permettant des avances sur salaire ou d’une autre connerie à base de NFT est particulièrement jouissif. A qui parlent-ils ? Savent-t-ils seulement de quoi ils parlent ? Ils parlent de solutions capitalistes à des problèmes capitalistes. Ils parlent de la fuite en avant du capital pour préserver ses rendements, jusqu’à l’absurde.

On pourrait regarder le capital s’enfoncer dans le dernier degré de ridicule et en tirer une sorte de jouissance (comme quand Bezos s’envoie en l’air), mais le problème c’est que tout cet argent est gâché dans des projets qui, non contents de ne rien résoudre, accélèrent la destruction de l’environnement, parfois sous couverts de label RSE ou autre fumisterie. On préférerait que cet argent serve à construire des hôpitaux, des écoles, à payer des fonctionnaires ou des ouvriers décemment à faire de belles choses.

C’est là qu’on en revient à l’éternelle impossibilité stratégique : amender le capitalisme est-t-il possible ? Peut-on lui faire construire des hôpitaux ? L’empêcher de tout détruire en le conservant, quitte à lui mettre la muselière, est-t-il envisageable ? L’exemple fordien nous est ressorti comme argument ultime de possibilité d’un capitalisme « social ». De Gaulle n’a-t-il pas fait la sécu ? – a-ton pu lire récemment. Eh bien non ! De Gaulle n’a pas fait la sécu. De Gaulle a fait le paritarisme, c’est-à-dire une attaque contre la souveraineté des travailleurs. Les patrons et actionnaires des années 60 n’étaient-ils pas plus « raisonnables » ? Eh bien non ! Ils ne l’étaient (et encore) que sous la menace du contre modèle soviétique et d’un monde ouvrier fortement syndiqué et vainqueur de la guerre dans la résistance ou les FFL.

Le capital ne cède rien que dans la peur. Mais avant il se brutalise ou se fascise. Et il est à nouveau en train de se brutaliser et de se fasciser. Fuir dans l’absurde et fuir dans la violence. L’absurde des NFT, la violence des mutilations. Ce sont les deux mêmes symptômes d’une crise profonde du capitalisme qui ne fait que survivre depuis 2008.

Mais alors que faire ? Tourner les armes contre ceux qui nous les donnent.

Certains pourront voter, d’autres s’abstenir. Il est important de mener la bataille dans les institutions, puisqu’elles existent encore. Voter pour la préemption salariale, ça c’est voter ! Voter pour le référendum révocatoire ou constituant, ça c’est voter ! C’est important d’essayer d’avoir des institutions moins pourries et pour beaucoup c’est la seule arme disponible.

D’autres pourront faire grève : contre la réforme des retraites (quelle bataille !), de l’assurance chômage (quel échec qu’elle n’ait pas eu lieu), pour défendre les camarades, pour poursuivre patrons et actionnaires rapaces et récupérer une part des profits vers les travailleurs. D’autres auront la possibilité d’écrire pour espérer convaincre. D’autres pourront se réunir en association, monter des ZAD, des fédérations, mener des enquêtes, polluer des réunions publiques, des assemblées générales, des travaux dirigés à l’école ou l’université …

Et pour les plus privilégiés d’entre nous, dont je fais partie, en plus de soutenir tout ce qui précède, voire de d’y associer dès que possible, il s’agit d’essayer de subvertir le travail pour lui rendre sa valeur. Un grand mouvement écologique s’est levé dans une partie des classes diplômées. Si Total a reculé à Polytechnique (contre toute attente), c’est qu’élèves et jeunes diplômés ont mené la bataille sans frémir pendant plus d’un an. C’était pourtant un enjeu majeur de recrutement pour la major française : il fallait capter des X à la source en leur montrant un visage vert. Mais ils n’ont pas été dupes et ont bouté Pouyanné hors du plateau.

Une journaliste, lors d’un entretien, m’a confié que les RH du CAC 40 commençaient à avoir de la peine à recruter de jeunes X, notamment pour des raisons climatiques. Ce n’est pas facile d’avoir 20 ans en 2020, disait la tomate hydroponique. Mais à 20 ans, qui voudrait travailler pour des entreprises écocidaires ? Maintenant que ce mouvement rencontre le succès, il faut l’étendre.

Il faut que plus personne, dans ces institutions-là, ne veuille travailler pour des entreprises capitalistes criminelles. Sortir de l’X et bosser pour BNP doit devenir une honte. Sortir de centrale et aller faire du trading de NFT doit vous amener au placard. Sortir de l’université pour pricer des paris sportifs ? Inenvisageable. Si c’est en train de commencer à fonctionner pour le climat, ça peut marcher pour le capitalisme gorafisé (voire le capitalisme tout court) puisque c’est la même chose : l’écosystème ne se détruit pas tout seul, ni sous la seule main des pétroliers, il est consciemment détruit par des « investisseurs » avides au sein d’un système qui nous conduit à notre perte.

Mais alors, sans travailler pour ces liquidateurs, travailler pour qui ? En posant la question « pour qui », on mesure déjà le problème du capitalisme. En régime capitaliste, on travaille pour un autre qui, lui, ne fait rien. Il s’agit alors de faire la jonction entre la grande démission (quitter le capitalisme) et la « startup nation » : l’entrepreneuriat généralisé. Entreprenons : nous le pouvons du fait de notre capital culturel, du parachute de notre diplôme, de la rareté de nos compétences sur cette chose qu’on appelle le « marché » du travail. Mais n’entreprenons pas pour faire des startups. Faisons des startdown.

Une startup, c’est l’essence du capitalisme financier poussé à l’extrême : lever des fonds auprès de prêteurs, alors qu’on ne sait encore rien faire, dilapider leur fric pour essayer de faire quelque chose, réussir peut-être et si oui rembourser (en empruntant à un autre) sur des bases de taux d’intérêts usuraires pour compenser les 9 autres boites qui auront échoué. Globalement : une pyramide de Ponzi locale qui s’épuise au moment de la faillite ou de l’IPO, de la clarification des comptes via le licenciement de 25% des salariés pour plaire aux marchés et pouvoir rembourser le dernier tour de table avant de s’enchaîner définitivement aux désiderata des « investisseurs » (aka spoliateurs). C’est un modèle parfaitement adapté (d’un point de vue capitaliste) à une époque ou les capitaux débordent, sont protégés par les politiques des banques centrales, ou les marchés mondiaux sont ouverts et les travailleurs disponibles et vulnérables. Cette époque est révolue.

Une startdown : c’est tout le contraire. Ne pas s’endetter, ou l’absolu minimum auprès d’amis et famille. Ne pas « think big », mais penser viable. Ne pas chercher la croissance ou la fortune, mais le savoir-faire et l’amélioration des procès de production, non au service du capital mais au service des produits, des travailleurs et de l’écosystème. Ne pas penser conseil d’administration, comité exécutif, CFO, CTO, CEO, mais démocratie de travailleurs souverains. Ne pas faire de slide pour investisseurs, mais des formations soudure, informatique, agroécologie, usinage, textile, maçonnerie…

On peut aussi reprendre l’imaginaire startup, mais en le renversant. Après tout, ça relève de la même logique : changer le monde. Mais au lieu de le changer au profit du capital en accélérant son pouvoir de nuisance, on le change au détriment du capital, au service de la démocratie, des travailleurs et de l’écosystème. Il faut aussi savoir sortir du placard efficacement. Aller sur LinkedIn pour dire avec fierté que ça y est, on a franchi le pas. Y aller pour allumer sans trembler les influenceurs « positifs », les traders de crypto et autre fonds d’investissement socialement responsables. On ne lèvera pas 100 millions, on achètera une belle machine, on plantera de bons légumes, on s’associera à un bon ouvrier à parts égales. Si on quitte une entreprise prédatrice ou écocidaire, sortir avec fracas. Des associations comme vous n’êtes pas seul sont là pour vous y aider. Si le monde des startups est ouvertement militant et prosélyte, celui des startdown doit l’être aussi.

Face aux crises qui sont déjà là, il faut deux choses : de la planification et des compétences. La première ne s’obtiendra que par la révolution (par les urnes ou non) à laquelle on doit œuvrer activement. Pour faire des choses complexes, il faut de grandes structures dont le contrôle ne peut se faire qu’à l’échelle nationale. Changer Vinci, Total ou BNP de l’intérieur est impossible et c’est la garantie de l’épuisement pour les individus qui s’y risqueraient. Il faut les contraindre par la préemption, et en préparation la démission, la désobéissance civile, le militantisme écologique et social. En matière de compétences, il faut les récupérer, les développer, les tisser : c’est le seul « petit geste » qui serve à quelque chose. Les grands gestes appartiennent au grand nombre, il est frustrant de les attendre alors qu’on n’y peut pas grand-chose, d’autant que le seul qui soit, c’est de tout cramer pour que rien ne crame. Alors, tout en œuvrant au grand, faisons les petits, d’autant que ceux-ci ne sont pas si petits que ça.