Le contenu de cet article n'engage que son auteur : Henri Sterdyniak

Les dettes publiques au temps du coronavirus

La crise sanitaire va accentuer deux tendances fortes de l’évolution monétaire de ces dix dernières années: le gonflement des dettes publiques et le bas niveau des taux d’intérêt. Dans tous les pays développés, les Etats ont pris des mesures massives de soutien de la population ou de l’activité; les déficits publics qui en ont résulté ont été financés sans difficultés à des taux d’intérêt très faibles pour la plupart des pays, sauf pour certains pays de la zone euro. Le gonflement des dettes publiques posera-t-il problème pour l’avenir? La mise en œuvre de politiques d’austérité pour réduire ces dettes publiques serait économiquement et socialement désastreuse. Plusieurs propositions ont été faites pour annuler ou monétiser les dettes publiques. Sont-elles réalistes? 1

La hausse des déficits publics a été financée

La crise sanitaire se traduira obligatoirement par une forte hausse des déficits et des dettes publics dans l’ensemble des pays développés. Celle-ci dépendra essentiellement de la longueur des arrêts d’activité induits par la pandémie, puis de la force de la reprise une fois la pandémie enrayée. Selon le Fonds monétaire international (FMI, avril 2020) pour environ deux mois de confinement, la perte moyenne de production serait de 8% en 2020, dont 2,5 points seraient rattrapés en 2021, laissant donc en 2021 un écart de 5,5% par rapport à la tendance d’avant crise2. Le creusement des déficits publics en 2020-2021 proviendrait à la fois de la baisse spontanée des recettes fiscales et de la hausse des dépenses pour verser des prestations de chômage et de chômage temporaire, pour soutenir les revenus des ménages précaires, pour reporter ou annuler les impôts et les cotisations dus par les entreprises, pour aider les entreprises en difficulté à éviter les faillites, pour garantir les prêts bancaires. Selon le FMI, le déficit public augmenterait en moyenne dans les pays avancés de 7,6 points de PIB en 2020, dont 2,4 points persisteraient en 2021. Cela signifierait que les finances publiques prendraient à leur charge 75% de la baisse du PIB. La dette augmenterait donc d’environ 10,5 points de PIB, soit une hausse de l’ordre de 16 points du ratio dette/PIB (voir tableau 1). Contrairement à la hausse des dettes publiques, du fait des fortes niveaux de taux d’intérêt de 1980 à 1995 ou du fait des aides au secteur bancaire au moment de la crise financière de 2008, ou plus structurellement du fait de la concurrence et de l’optimisation fiscales, la hausse de 2020-21 ne peut être attribuée à des dysfonctionnements spécifiques du système économique; elle est nécessaire du point de vue social, industriel et macroéconomique. En 2019, aucun pays de la zone euro n’avait un déficit primaire excessif. Certes, l’Italie était en situation délicate, avec un déficit de 1,6 % du PIB, une dette de 135% du PIB et surtout une croissance médiocre, mais elle avait un excédent primaire de 1% du PIB. Son problème résidait dans le poids de sa dette qui lui coutait 2,6 points de PIB (un taux d’intérêt moyen sur la dette de 1,9 point de PIB, soit approximativement la croissance de son PIB en valeur): l’excédent primaire permettait une légère décrue de la dette, mais celle-ci était très lente et fragile.

Source: FMI, Fiscal monitor, avril 2020; p: prévisions.
Dette / PIB en % Solde primaire Solde public
2019 2021p 2019 2019 2020 2021p
Allemagne 59.8 65.6 2.0 1.4 -5.5 -1.2
France 98.5 116.4 -0.7 -2.1 -9.2 -6.2
Italie 134.8 150.4 1.0 -1.6 -8.3 -3.5
Espagne 95.5 114.6 -0.6 -2.6 -9.5 -6.7
Royaume-Uni 85.4 95.8 -0.7 -2.1 -8.3 -5.5
Japon 109.0 131.9 -3.6 -5.8 -15.4 -8.6
États-Unis 237.4 247.6 -2.6 -2.8 -3.1 -2.1

Comme on pouvait s’y attendre, la crise a fait oublier les dogmes néolibéraux de l’impératif de l’équilibre budgétaire, qui volent en éclat lorsque les banques ou les entreprises ont besoin du soutien de l’État. Elle a rendu nécessaire une forte hausse des déficits publics que la plupart des pays ont pu financer sans problème grâce au fonctionnement du système monétaire. Le principe des économies monétaires modernes est que les Etats doivent toujours pouvoir financer un montant illimité de déficit public. La banque centrale s’engage à refinancer les banques en prenant en pension les bons du Trésor à un certain taux, dit taux de refinancement (en temps ordinaire, 4% par exemple), des organismes spécialisés (nommés, en France, SVT, spécialistes en valeur du trésor) s’engagent à acheter les titres à court terme que l’État veut émettre, qu’ils pourront toujours replacer auprès de la banque centrale si nécessaire, dans le cas où ils ne réussiraient pas à les placer auprès d’autres institutions financières. Le taux d’émissions des bons de court terme n’est donc que très légèrement supérieur au taux de refinancement (4,025% dans notre exemple). L’État a en fait, un droit de tirage illimité sur la banque centrale, ce qui est pratiquement équivalent à un financement direct du Trésor au taux du refinancement, tant sur le plan macroéconomique que sur le plan financier 3.
Ainsi, durant la phase actuelle de la crise sanitaire, malgré le fort creusement des déficits, les États ont pu se refinancer à des taux très faibles, du fait de la baisse des taux de refinancement et des anticipations de maintien de ces taux à de bas niveaux. Les marchés financiers n’anticipent ni de forte reprise, ni de reprise de l’inflation, ni de risque de défaut (sauf pour quelques pays de la zone euro). Une fois encore, il apparaît que le creusement des dettes et des déficits publics, lorsqu’il a lieu en période de dépression économique, s’accompagne d’une baisse et non d’une hausse des taux d’intérêt (contrairement à ce que prétend la théorie néo-classique). C’est particulièrement le cas au Royaume-Uni et aux États-Unis.

Dans la zone euro, depuis le déclenchement de la crise sanitaire, les taux longs ont légèrement diminué en Allemagne et sont restés pratiquement stables pour la plupart des pays, y compris la France. Ainsi la France peut s’endetter à des taux négatifs jusqu’à des échéances de 8,5 ans. Par contre, la prime de risque (l’écart de taux d’intérêt par rapport à ceux des pays considérés comme sans risque, évalué par rapport à la moyenne Pays-Bas/Finlande/Autriche) s’est creusée pour l’Espagne de 0,5 à 0,9 point, pour le Portugal de 0,5 à 1,1 point, pour l’Italie de 1,5 à 2,0 points, pour la Grèce de 1,5 à 2,15 points.

Ainsi l’Italie, en particulier, supporte un taux nettement plus élevé que la France et même que le Royaume-Uni, malgré les incertitudes liées au Brexit. L’Italie est prise dans la spirale infernalebien connue. Les marchés craignent une crise aboutissant à une sortie de la zone euro, ils réclament donc des taux plus élevés pour détenir la dette publique italienne.

Taux d’intérêt
Taux de refinancement Taux à 10 ans
Janvier 2020 Avril 2020 2 Janvier 2020 10 Avril 2020
Allemagne 0.0 0.0 -0.22 -0.47
France 0.0 0.0 0.08 0.05
Italie 0.0 0.0 1.43 1.98
Espagne 0.0 0.0 0.46 0.87
Pays-Bas, Finlande, Autriche 0.0 0.0 -0.04 -0.04
Royaume-Uni 0.75 0.10 0.79 0.30
États-Unis 1.75 0.25 1.88 0.59
Japon -0.10 -0.10 -0.01 0.02
Taux d’intérêt au 20 Avril
Allemagne France Italie Royaume-Uni
1 mois -0.57 0.11 0.15
3 mois -0.51 -0.47 0.18 0.15
6 mois -0.55 -0.41 0.44 0.20
1 an -0.54 -0.39 0.56 0.12
3 ans -0.66 -0.37 1.08 0.09
5 ans -0.65 -0.28 1.46 0.16
10 ans -0.47 0.05 1.93 0.30

Ces taux pèsent sur la croissance et creusent le déficit public italien, ce qui tend à faire augmenter la dette, ce qui accentue les craintes des marchés. Le gouvernement italien refuse à juste titre d’annoncer un programme d’austérité; les pays du Nord refusent de soutenir l’Italie sans un droit de contrôle de sa politique économique. Les marchés se souviennent de l’épisode où la BCE se refusait à refinancer les banques grecques.

Une crise aboutissant à une sortie de l’Italie de la zone euro ou à une annulation partielle de sa dette n’est pas totalement inenvisageable, d’autant que les marchés peuvent craindre leur propre emballement auto réalisateur4. Au contraire, les marchés savent que le Royaume-Uni ne fait courir aucun risque de défaillance, le seul risque étant celui d’une baisse future de la livre, risque sans doute déjà absorbé par le maintien d’une livre en deçà de son niveau d’avant le vote du Brexit (-18% par rapport à l’euro depuis le référendum). Une fois de plus, la crise sanitaire montre que la zone euro est un édifice fragile, à la merci des chocs. Il faudra, à l’avenir, rétablir l’unité entre les États et la banque centrale, sachant que cela peut se faire de deux moyens extrêmes, soit le fédéralisme budgétaire (qui implique une perte totale d’autonomie des États membres), soit la dislocation de l’euro.

En revanche, la France (tout comme l’Allemagne, les États-Unis, le Royaume-Uni) peut se financer, sans limites, à des taux extrêmement faibles, négatifs même souvent, de sorte qu’il n’est pas pertinent actuellement de réclamer que la banque centrale finance directement les États5.

Considérons une situation où la production est de 1000 milliards, distribués aux ménages qui les dépensent en totalité. Brutalement, un choc d’offre survient, la production baisse à 700. L’État décide compenser la perte de revenus des ménages pour 200, de sorte que le revenu des ménages passe à 900, mais ceux-ci en raison du choc ne consomment que 700. Il y a une hausse de 200 milliards du déficit public, qui correspond à une accumulation de 200 milliards des avoirs des ménages. Ces 200 milliards sont normalement placés en dépôts bancaires. Dans la mesure où les banques n’ont guère de raison d’augmenter leurs crédits, elles vont se porter acquéreuses pour 200 milliards des titres, émis par l’État. Ce financement est-il monétaire ou non? C’est une pure question de terminologie.

Certes, la banque centrale pourrait acquérir 100 milliards de titres publics, ce qui diminuerait d’autant le montant du refinancement des banques (ou augmenterait leurs réserves auprès de la Banque centrale). En temps ordinaires, le coût de la détention de titres publics pour la banque centrale est un coût d’opportunité, c’est-à-dire un manque à gagner (en principe, le taux de refinancement des banques) de sorte qu’il est légitime que l’État supporte ce coût. Un financement de l’État à un taux nul reviendrait à une ponction sur les profits de la banque centrale (ce qui en soi n’a guère d’importance puisque finalement les profits de la banque centrale sont reversés à l’État, sauf qu’il serait contraire à l’autonomie de la banque centrale que l’État puisse réduire de façon discrétionnaire le profit de celle-ci). Il est donc légitime que soit introduit, comme en France en 1973, un plafond sur les avances de la banque centrale à l’État à taux nul. Par ailleurs, il est normal, qu’en des périodes spécifiques, le montant de ces avances puisse être augmenté.

Pour l’État, le financement au taux de refinancement courant doit être comparé au financement par des titres, qui se fait en principe à des taux de long terme, sans risque, qui reflètent les anticipations des marchés sur l’évolution des taux de court terme, ainsi, éventuellement, qu’une prime d’habitat (qui peut être négative si les épargnants recherchent des titres à long terme ou positive si l’État a émis trop de titres à long terme). Ainsi, quand les taux d’intérêt de long terme sont nuls comme actuellement, l’État peut-il préférer s’endetter à long terme, plutôt que recourir au marché monétaire, puisqu’il se prémunit ainsi contre le risque d’une remontée des taux d’intérêt. En France, c’est le rôle de l’Agence France Trésor (AFT) que de faire de tels arbitrages, sans que la question du caractère monétaire ou non de l’endettement soit jamais évoquée.

Bien sûr, il serait préférable que l’État et les collectivités locales puissent s’endetter directement auprès des ménages à des taux hors marché réglementés. C’est le cas, par exemple, avec les livrets de caisse d’épargne. Le problème est que les ménages, du moins ceux qui ont des avoirs financiers importants, ont tous des comptes bancaires et que les banques développent des produits pour concurrencer les comptes à taux réglementés, de sorte cette ressource a été fortement réduite (d’autant qu’en Europe et en France, le choix de l’oligarchie a été de diminuer l’importance des circuits financiers publics).

En tout état de cause, la question des taux d’intérêt sur la dette publique ne se pose guère pour l’instant où les taux sont légèrement négatifs. Elle ne se posera que si les taux remontent fortement. Mais, dans la zone euro considérée globalement, cette remontée ne devrait avoir lieu que si s’ouvre une période de forte croissance et d’inflation, donc avec des rentrées fiscales importantes et un taux d’intérêt corrigé de la croissance relativement faible, de sorte que la situation ne sera donc pas forcément tendue.

Annulation, planche à billets, monétisation… les solutions magiques

Durant la crise sanitaire, puis lors de sa sortie, les États accumuleront de la dette publique tandis que les agents privés, en particulier les ménages, accumuleront globalement des avoirs, même si certains ménages et des entreprises seront en difficulté financière. On peut certes imaginer qu’à la sortie du confinement, les ménages consomment massivement leurs avoirs accumulés, pour faire des achats indispensables retardés (appareils en panne, coiffeurs, vêtements…), mais aussi pour compenser les frustrations et les tensions accumulées pendant la crise (voyages, sorties…), de sorte que la croissance soit relancée et que l’inflation reparte à la hausse. Cette évolution aurait l’avantage d’inciter à la reprise d’activité; une poussée d’inflation serait bienvenue, qui allègerait les dettes. Elle est malheureusement peu probable.

Le plus probable est que la demande, et l’activité, restent longtemps moroses. L’incertitude pèsera sur les dépenses des ménages et l’investissement des entreprises. La crise sanitaire risque paradoxalement de retarder la mise en place d’une grande politique écologique, la technocratie pouvant arguer des déséquilibres des finances publiques pour annuler les investissements écologiques et les grandes entreprises de la difficulté de la reprise pour échapper à la mise en place de taxes et de normes écologiques. Dans cette situation, comment réduire le montant des dettes publiques, sachant que le problème ne sera sans doute pas tant l’excès de demande induit par une dette trop élevée, mais le risque de dépendance aux marchés financiers ? Quatre solutions ont été proposées par des personnalités politiques, des commentateurs et certains économistes.

La première consisterait simplement à annuler tout ou partie des dettes publiques. Une réduction uniforme de 30% serait par exemple appliquée, qui ramènerait la dette publique française fin 2021 à 80% du PIB. Cela se ferait au détriment des détenteurs de la dette publique. Or ceux-ci ne sont pas les plus riches, lesquels ont d’autres instruments de placement que des titres publics (qui rapportent actuellement des taux d’intérêt nuls, voire négatifs), que ce soit dans l’immobilier, dans des instruments financiers plus risqués ou, pour les plus riches, dans leurs entreprises. Les détenteurs de la dette publique sont des ménages des classes moyennes (qui les détiennent sous forme d’assurance-vie, de PERP, d’OPCVM, etc.). Il parait difficile d’annuler leurs avoirs. Par ailleurs, ces personnes ont fait confiance à l’État français en lui prêtant à des taux très faible, n’incorporant pas de prime de risque: elles sont disposées à lui prêter de nouveau. La France n’est pas en faillite, elle ne peut sérieusement prétendre être dans l’impossibilité de servir sa dette. Les institutions lésées porteraient plainte devant les tribunaux, français ou internationaux, et auraient gain de cause. Enfin, évoquer la possibilité d’annulation partielle de la dette pourrait effrayer les épargnants, provoquer une hausse des taux d’intérêt et donc générer une crise de la dette. Les dettes publiques ne seraient plus considérées comme sans risque; ce qui imposerait aux banques d’immobiliser des fonds propres pour en détenir. Les pays qui auraient procédé à de telles opérations auraient du mal à emprunter de nouveau pour financer, par exemple, la transition écologique 6. Heureusement, personne ne prend cette proposition au sérieux.

La deuxième consisterait à faire tourner la planche à billet. Mais, qu’est-ce que la planche à billet en 2020? La question n’est pas : « L’Etat peut-il distribuer de l’argent aux ménages et aux entreprises en période de crise». La réponse est, bien sûr, oui, c’est ce qu’il fait actuellement et sans limite. En ce sens, il y a bien de l’argent magique. Nous l’avons vu, l’Etat peut emprunter toutes les sommes qu’il désire7. Le seul problème, spécifique à la zone euro, c’est que les dettes publiques ne sont pas explicitement garanties, de sorte que les marchés peuvent imposer des primes de risque aux titres de long terme de certains pays. Ce n’est pas le cas actuellement pour la France.

Cet argent n’est ni distribué, ni détenu sous forme de billets. Donc, il n’est pas nécessaire d’en imprimer. Il n’y a pas de planche à billet à faire tourner, mais il n’y a pas de non plus de ressources supplémentaires à taux d’intérêt obligatoirement nul.

Imaginons que l’Etat verse 100 milliards aux ménages précaires ; ceux-ci vont les dépenser totalement. Cela va générer un effet multiplicateur sur la production si l’économie est en sous-emploi. Supposons que le taux d’épargne des ménages moyens sur leur revenu courant est de 0,7 et que le taux d’imposition de la production est de 0,38. Un calcul simple montre que si le multiplicateur keynésien est de 2, la production va augmenter de 200 milliards et donc les rentrées fiscales de 60 milliards. Ex post, le déficit public augmentera de 40 milliards, comme l’épargne des ménages. Heureusement, l’effet sur le déficit public est nettement plus faible que le choc initial. Mais, ces 40 milliards ne seront pas détenus sous forme de billets. Ils le seront par exemple pour 20 milliards en titres (par l’intermédiaire de l’assurance-vie notamment) et pour 20 milliards en dépôts bancaires rémunérés. Les banques n’ont aucune raison a priori d’augmenter leurs crédits. Elles pourront donc acheter les 20 milliards de titres publics que l’Etat va émettre. Ex post, l’Etat sera obligatoirement endetté de 40 milliards supplémentaires qui seront rémunérés au taux des titres. Comme ces taux sont nuls actuellement, cela ne pose pas problème; si, à l’avenir, les taux d’intérêt remontaient, les charges d’intérêt augmenteraient, mais nous avons vu que cela ne sera pas nécessairement problématique. Mais, bien sûr, l’Etat est éternel. Il n’a pas à rembourser la dette publique, qui est, elle aussi, éternelle. Ses détenteurs sont eux aussi globalement éternels: il y aura toujours des épargnants qui voudront détenir des actifs financiers sans risque. Il n’y aura pas un jour J, où l’Etat devra rembourser la totalité de sa dette. Chaque mois, l’Etat rembourse les emprunts arrivés à échéance, mais, la plupart des institutions remboursées (en particulier les assurances) rachètent immédiatement des titres publics. L’Etat doit seulement conserver le contrôlede la dette ; il doit aussi être prêt à la réduire (en ayant des excédents budgétaires) si cette dette génère une demande trop élevée par rapport aux capacités de production (et donc des tensions inflationnistes ou des tensions sur les taux d’intérêt).

Certains suggèrent d’émettre des titres de dette perpétuelle, que l’Etat ne rembourserait jamais, dont il n‘aurait qu’à servir les intérêts. Mais, qui achèterait ces titres? Et à quels taux? George Soros9 propose de les émettre avec un taux d’intérêt de 0,5%. Mais quelle institution financière achèterait de tels titres, avec lesquels elle serait éternellement collée si les taux remontaient? L’Etat devrait proposer des taux beaucoup plus élevés ou des taux indexés, ce qui réduirait l’intérêt de la proposition.

La troisième solution serait de « monétiser » la dette publique. Je dois avouer que je ne sais pas ce que cela veut dire. Par monétiser, faut-il comprendre que la dette publique sera détenue par les ménages sous forme de billets ? Mais comment convaincre les ménages de détenir plus de billets? Dans leur portefeuille ou sous leur matelas ? Faut-il comprendre que la BCE va acheter directement les titres publics (mais quelle différence avec une situation où elle les achète indirectement?). Comment définir la monnaie: les livrets en caisse d’épargne, les dépôts bancaires à vue, à terme, les OPVCM monétaires sont-ils de la monnaie ?

Si la banque centrale achète 100 milliards de titres publics aux banques, le refinancement des banques diminue comptablement de 100 milliards. Ce qu’elle gagne en intérêts de la dette publique, la banque centrale le perd en intérêts sur le refinancement bancaire. La banque centrale effectue donc un changement de maturité de son actif et de l’actif des banques, dont l’impact macroéconomique est a priori faible.

Le point essentiel est que la banque centrale appartient à l’Etat, qu’elle lui verse ses bénéfices, en particulier le seigneuriage résultat de l’écart entre le taux de refinancement et le taux d’intérêt nul qu’elle paye sur les billets de banque, de sorte que toute opération de transfert de dette entre la banque centrale et l’Etat est une opération neutre du point de vue macroéconomique et financier10. Faut-il faire la liste des propositions illusoires de monétisationque certains économistes ont fait depuis le début de la crise financière ?

Certains proposent que le soutien aux ménages soit assuré par une monnaie hélicoptère, une somme que la banque centrale verserait à chaque ménage11. Ils oublient que ce genre d’opération fait partie de la politique budgétaire; ce n’est pas le rôle de la banque centrale. Dans la zone euro, chaque pays membre a déjà pris des mesures pour soutenir au mieux son économie, ce serait un gâchis que de rajouter un transfert à tous, aux plus riches comme aux plus pauvres, de verser de l’argent à des fonctionnaires ou à des retraités qui n’ont pas été affectés a priori; les besoins ne sont pas les mêmes dans les pays qui disposent d’un revenu minimum et d’un système d’assurance pour le chômage total et le chômage temporaire et dans ceux qui n’en disposent pas12.

Reprenons notre exemple. Imaginons que ce soit la banque centrale qui ait versé 100 milliards aux ménages précaires. Ex post, la banque centrale aura un déficit de 100 milliards; l’Etat pourra réduire son déficit et sa dette de 60 milliards, mais la banque centrale va voir diminuer de 100 milliards le refinancement qu’elle accorde aux banques. Globalement, l’ensemble, banque centrale + Etat, aura bien la même évolution de sa dette nette, la masse monétaire sera la même, rien ne sera changé pour les agents privés, mais le financement sera assuré par le refinancement des banques (donc au taux du refinancement) et non par des titres (dont le taux d’intérêt dépend de l’échéance). C’est là que certains économistes jouent de la comptabilité créative (nommée encore la méthode de la poussière sous le tapis). Ils pensent que les marchés financiers et les instances européennes seront dupes, qu’elles regarderont la baisse de la dette publique et non la hausse du total dette publique + dette de la banque centrale. C’est illusoire. Si des Etats essayaient de faire financer une partie de leurs dépenses courantes par leur banque centrale ou de dissimuler une partie de leur dette dans le bilan de leur Banque centrale, les marchés financiers en tiendraient vite compte. Certains économistes prétendent que la banque centrale étant la source ultime de la liquidité, son bilan peut être déséquilibré sans problème; mais, ce raisonnement s’applique de la même façon à l’Etat, dont la dette publique, garantie par la banque centrale, peut, elle aussi, grandir sans limite. L’équivalence entre la dette publique et une éventuelle dette de la banque centrale tient du point de vue macroéconomique, comme financier. Pour évaluer l’impulsion budgétaire, il faut tenir compte du déficit public et du déficit de la banque centrale (si celui-ci devient important). De même, les marchés financiers et les institutions internationales, pour évaluer la soutenabilité de la dette, doivent tenir compte de la situation des administrations et de la banque centrale (c’est d’ailleurs ce qu’ils font pour les pays en développement).

Certains proposent que la banque centrale annule les titres publics qu’elle détient déjà ou même qu’elle en achète pour les détruire immédiatement ou qu’elle les détienne jusqu’à la fin des temps à un taux d’intérêt nul. Cette opération purement interne à l’ensemble Etat + banque centrale n’aurait aucun impact macroéconomique. Imaginons que la banque centrale achète 100 milliards de titres publics que les banques lui vendraient, puis qu’elle détruise ces titres. On se retrouve dans la problématique précédente. La dette publique baisse de 100 milliards, mais la dette banque centrale + Etatreste fixe. L’opération ne dégagerait aucune marge de manœuvre, tant que pour l’équilibre de court terme, que pour la soutenabilité de la dette. C’est une erreur de croire que cela donnerait un degré de liberté supplémentaire de 100 milliards aux finances publiques. Certes, les taux sont nuls actuellement, de sorte que les flux d’intérêt n’ont pas d’importance. Mais, si les taux d’intérêt remontaient, la banque centrale verrait son compte se déséquilibrer. Comme elle appartient à l’Etat, les économies faites par l’Etat en intérêts de la dette annulée seraient compensées par la perte des dividendes de la banque centrale (et sans doute par l’obligation de la subventionner).

Contrairement à ce que prétendent régulièrement certains publicistes, il n’existe pas de création ou de financement monétaire magiques qui permettraient de financer sans limite le revenu universel pour les uns, la transition écologique pour les autres, et maintenant la crise sanitaire. Du côté de l’équilibre des biens et services, c’est la dépense exogène qui compte (et pas son financement). Elle est nécessaire en période de sous-emploi, doit être financée par des impôts en période de plein-emploi. Du côté des actifs financiers, il n’existe pas de barrières précises entre les actifs qui seraient monétaires et les autres; et le montant des actifs non rémunérés que les agents veulent détenir est limité, d’autant plus lorsque les taux d’intérêt remonteraient.

Que faire de la dette ?

Une partie de la dette publique correspond au désir normal des ménages de disposer d’un actif financier sans risque. Il est légitime que la dette publique finance les investissements publics. À l’avenir, l’Etat devra obligatoirement émettre des titres publics pour financer la transition écologique. Il est indispensable que les déficits publics se creusent en période de baisse de la demande, une fois que les taux d’intérêt ont été mis à zéro. Une dette publique n’est excessive que lorsqu’elle induit des taux d’intérêt et des taux d’inflation trop élevés. De toute évidence, ce n’est pas le cas actuellement.

Une partie importante de la hausse récente de la dette publique correspond à de l’épargne involontaire d’une partie des ménages en raison de l’impossibilité de faire des achats, alors que leur revenu était quasiment maintenu. Il serait contreproductif de prétendre réduire la dette publique en réduisant cette épargne par l’impôt, alors qu’il faut à court terme soutenir la demande. Il faut donc distinguer trois échéances. A court terme, l’important est la reprise de l’activité; aucune hausse générale d’impôt ne doit être envisagée et la baisse de la dette publique ne peut se faire par le dégonflement de l’épargne excédentaire et par l’inflation; il faudra surtout éviter que les instances européennes prétendent réintroduire la norme de 60% du PIB pour la dette publique, celle de 3% pour le déficit et l’objectif d’équilibre de moyen terme; une partie importante du creusement du déficit public sera portée par les régimes de Sécurité sociale, ce qui peut être un prétexte pour relancer des politiques d’austérité sociale: l’Etat se doit de prendre en charge le creusement des déficits sociaux induits par la crise sanitaire. A moyen terme, les investissements publics et la transition écologique pourraient être facilités par le développement d’un système financier public offrant aux ménages des placements sans risque, protégés de l’inflation et par l’obligation imposée aux banques de consacrer une partie de leurs dépôts à de tels emplois. A plus long terme, la réduction de la dette publique sera facilitée par le retour à la taxation progressive des revenus du capital, le rétablissement d’un ISF amélioré (sans plafonnement en fonction du revenu affiché) et la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales.

Article initialement publié sur le site des Economistes Atterrés.


1. Bien qu’ayant été discutée au sein des Économistes atterrés, cette note représente mon point de vue et non nécessairement de tous les Économistes atterrés. Je signalerai, parfois, des points où des divergences existent entre nous.

2. Nous n’abordons pas ici deux points cruciaux: la crise sanitaire marquera-t-elle une inflexion de la croissance mondiale? Malgré les aides publiques, n’y aura-t-il pas un nombre important d’entreprises qui ne survivront pas à la crise?

3. Contrairement à ce que croient les économistes Internet, qui mettent en cause la loi de 1973; contrairement à ce que croient certaines personnalités politiques ou certains journalistes qui se sont émerveillés de l’annonce de la Banque d’Angleterre, le 9 avril 2020, laquelle n’a pourtant fait qu’augmenter légèrement et temporairement le montant de ses avances directes (de court terme) à l’État.

4. Une probabilité perçue de 25% d’une perte de 50% de la valeur de la dette italienne dans les 10 années à venir entraîne une prime de risque de 1,55%.

5. Certains d’entre nous estiment que la possibilité de financement direct des États par la banque centrale devrait être inscrite dans les traités. Mais qui en aurait l’initiative: la banque centrale (ce qui ne changerait rien par rapport à la situation actuelle) ou les États (mais à quels taux? sous quelles limites?).

6. Certains d’entre nous pensent, cependant, qu’il serait possible d’annuler la dette détenue par les plus gros détenteurs, en prélude d’une opération de remise en ordre complète du système financier qui permettrait à l’État de ne plus se financer sur les marchés financiers, mais uniquement auprès d’un système bancaire public.

7. Ce qui permet de dire, selon son humeur, soit que la Modern Monetary Theory a raison, soit qu’elle enfonce une porte ouverte.

8. Pour simplifier le raisonnement, on se place en économie fermée.

9. https://www.project-syndicate.org/commentary/finance-european-union-recovery-with-perpetual-bonds-by-george-soros-2020-04

10. Dans la zone euro, la BCE appartient aux Etats membres, en proportion de leur part dans son capital.

11. ir, par exemple, Aurore Lalucq et Jézabel Couppey-Soubeyran: https://www.nouvelobs.com/economie/20200330.OBS26781/tribune-la-monnaie-helicoptere-ou-le-desastre.html

12. Certains proposent que la banque centrale réduise l’endettement des entreprises et des ménages, fortement endettés. Ce serait leur fournir un enrichissement injustifié, si leur endettement provient d’une opération financière, plus ou moins spéculative ou même d’un achat immobilier.