Le contenu de cet article n'engage que son auteur : Régis Portalez
fumerie d'opium

L’opium des cadres

Il est des heures qui obligent à sortir du placard. Celle-ci en est une.

Nous avons devons nous la perspective claire d’un gouvernement d’extrème droite en France. Eventuellement mâtiné de membres de « partis de gouvernement » comme caution démocratique : le PS de Cazeneuve, honoré de la mort de Rémi Fraisse, les LR de Ciotti (qu’en dire ?) ou les macronistes, auréolés de leur cortège de gilets jaunes mutilés, de syndicalistes emprisonnés, de maltraitance morbide en EHPAD et de suicidés au travail.

Voilà qui devrait, normalement, faire taire les egos et les dérives sectaires et faire filer doux tout le monde. Faire parler tout le monde, engager chacun, faire oser.

Même dans un simple désir — bien naturel — de préservation de soi, il s’agit d’empêcher ça. Dans un mois : pourrai-je encore écrire ce texte ? Et pour l’empêcher, il n’y a pas cinquante moyens, étant donnée la maigreur de la fenêtre temporelle que l’autre nous accorde : les élections. Certes il fallait les préparer (certains l’ont fait), mais il est un peu tard pour déplorer de l’absence de préparation. Maintenant il faut agir et faire. Déjà, malgré tout : voter et faire voter.

Mais pendant ce temps, nous avons droit au spectable déplorable de députés se battant pour conserver leur poste, de partis se battant pour leur poids, de militants pour avoir eu raison. Que pèsera votre poste, votre poids ou votre raison face à des arrestations arbitraires généralisées (c’est-à-dire ce qui est arrivé à Eric Drouet le 14 juillet 2019, mais tout le temps) ? Votre raison, vous pourrez toujours essayer de l’exposer à un magistrat lepéniste ou un inspecteur de la PJ lepéniste, ou à un juge lepéniste, j’ai essayé face à la version macroniste, ce n’était déjà pas terrible. Votre parti ? Il pèsera autant qu’un référendum dans une société fascisée (dont on sait au moins depuis l’expérience chilienne récente ce qu’il peut valoir — j’ai hâte de voir la constituante — quand l’hégémonie est capitaliste fascistoïde).

On n’attendait pas grand chose en fait. C’était bien parti avec la signature d’un accord, un programme commun. Et patatras : Hollande (!!), Cahuzac (!!) et la cohorte des Autain-Garrido-Corbière dont on sait que jadis il formaient pourtant la « colonne de fer ». Elle est loin la colonne de fer. Maintenant il s’agit de garder son micro chez LCI. Ailleurs, les ambitieux comme Ruffin (qu’il est loin Merci Patron!) qui voient dans ces législatives une plateforme pour 2027. On voudrait tout de suite les entendre dire, en bons chrétiens : « je reconnais devant mes frères que j’ai péché en pensée, en parole, par action et par omission ; oui, j’ai vraiment péché ». Mais non, ils ont tous autre chose à faire de bien plus important : sauver leur rente ou préparer la prochaine.

Pendant ce temps, quelques jours avant ces élections, d’autres organisaient des séminaires de « reconnexion au temps long », « d’écoute de chants d’oiseaux » et de « travail qui relie ». On s’y rassure en se disant qu’on fait quelque chose. Qu’on va mieux. Que ça nous aide à « supporter » les choses. Cette invitation m’a rendu fou, comme me rendent fou les frasques des politicards du pandemonium.

Ces deux délires (conserver son poste et écouter les oiseaux) relèvent de la même maladie : le titre.

Qu’il est difficile, étant cadre (particulièrement pour les convertis — toujours les plus fanatiques) de reculer d’un pas : perdre (une partie de) son salaire, ne pas avoir d’augmentation, de promotion, de députation, alors qu’on a toujours tout fait pour ça. Alors d’un côté on écoute des oiseaux plutôt que faire grève ou quitter son travail. De l’autre on scissionne, on brille sur LCI ou BFM, on invente des « valeurs ». Tout plutôt que risquer un « déclassement ».

Certes la condition salariale est dure pour tous (ou à peu près), mais il s’agit de savoir d’où l’on parle : député, cadre du CAC ou caissière, ce n’est pas la même chose. Pourtant, à chaque mouvement social, ce sont les caissières, les raffineurs, les éboueurs, les ouvriers qui font. Pendant ce temps les cadres écoutent les oiseaux ou signent des tribunes. Aux élections, ce sont les quartiers populaires, les racisés, les petits fonctionnaires, les employés qui vont aller voter pendant que messieurs et mesdames les député.e.s décideront lors d’un diner chic de quel big bang à la noix il faudra lancer.

Mon grand père, matelot des FFL, me parlait avec admiration de son commandant de bord, casquette vissée sur la tête, clope au bec, sur le pont sous les bombardements pendant les convois du nord. Nous n’en sommes pas là mais un cadre, c’est ça. Ça n’écoute pas les oiseaux, ça ne scissionne pas, ça ne défend pas son rond de cuir, ça réfléchit, ça reste avec les troupes, ça prend des décisions sous le feu et ça fait ce qu’il faut pour mériter le respect, quitte à en mourir le premier.

Lénine a passé sa vie en exil pour ses actes et son idéal. Louise Michel aussi. Robespierre s’en est fait décapiter. Ça c’était des cadres — disons plutôt des figures pour ne pas vexer Louise — politiques qu’on suit jusqu’au bout du monde. Ruffin qui parle de primaire de la gauche au moment où le fascisme toque à Matignon ? C’est du beurre rance. Les polytechniciens qui écoutent les oiseaux pour supporter la peine d’être priviligiés ? Qu’en dire ?

On avait dit faites mieux. La tête commence à faire n’importe quoi. Alors que ce serait si simple. Mais face à l’inquiétude, après tout, il faut se réconforter. Le pouvoir ne va pas au fascisme par plaisir. Je veux croire qu’il y va par nécéssité. La productivité au travail s’effondre. Les démissions se multiplient. Pas un chantier sans une ZAD. Pas une réforme sans manif. Ils ne tiennent que par la force et celle qu’ils ont déjà ne leur suffit plus : il leur faut autre chose que le subterfuge de la démocratie parlementaire.

Alors s’ils vont par là, nous aussi nous iront. Les oiseaux et les bigbang n’auront qu’un temps, les cadres de pacotilles seront balayés et resteront les casquettes au vent, les rires, les chants et la Victoire.

Dès le 7 juillet au soir, ça sera l’heure des casquettes, des manifestations heureuses et du courage : soit pour bloquer le macrono fascisme, soit pour pousser cette gauche là à la Révolution sociale. Dans tous les cas pour continuer de se battre, pas pour un poste.