Ce soir, Jean-Jacques est fatigué.
Il est 19h30 quand il rentre enfin du bureau.
Il a dû gérer beaucoup de choses.
Il a 70 ans.
Il gère trois entreprises.
Et si ce n’était que ça.
Derrière ces sociétés, il y a des filiales dont il faut contrôler les dirigeants, piloter la stratégie, gérer les synergies. Une bonne dizaine d’entreprises qui dépendent de lui. Dont il est le capitaine, le maître. Presque le papa, lui disent ses enfants.
Car il y a ça aussi à gérer : transmettre à ses enfants ce patrimoine bâti au fil des décennies. Éviter les impôts de succession. D’ailleurs, le rendez-vous chez le notaire ? Est-ce ce mardi ou le prochain ?
Jean-Jacques demandera à sa secrétaire. Il n’a pas le temps. D’ailleurs il n’est pas très content de cette secrétaire.
Jean-Jacques pose sa veste dans l’entrée de sa maison blanche. Il en est fier de sa maison. Elle est bien placée. C’est important l’emplacement en immobilier. Il se souvient des trois règles de l’immobilier : « l’emplacement, l’emplacement, l’emplacement ». Il n’a pas failli.
Jean-Jacques fait la bise à sa femme. Jean-Jacques congédie la bonne et la remercie chaleureusement.
Elle a préparé des tripes. Son plat préféré. Sa femme déteste mais c’est lui qui paye. D’ailleurs c’est lui qui paye pour tout. Les études des enfants, les vacances, l’appartement à Biarritz.
Jean-Jacques va s’ouvrir un bon vin.
Ce soir, il s’agit de célébrer !
Gérald lui a envoyé une nouvelle commande. Des grenades. Elles marchent si bien. Mais encore des soucis : il va falloir augmenter les cadences de production (les 5×8 peut être ? il demandera à son avocat en droit du travail et à son consultant). En tout cas c’est clair, les ouvriers vont râler. Pas question d’embaucher, impossible de trouver du personnel qualifié. Peut être l’intérim ?
Jean-Jacques réfléchit. Puis dévore ses tripes.
Qu’elles sont bonnes ces tripes ! Son plaisir coupable. Quand il va au restaurant avec des clients, il va au plazza, il ne peut pas commander ce genre de choses.
Les tripes font du bruit dans la bouche de Jean-Jacques. Il n’a jamais réussi à fermer la bouche quand il en mâche. C’est si bon !
A la fin du repas, Jean-Jacques souhaite une bonne nuit à sa femme. Il doit réfléchir. Encore.
Il se sert un armagnac. Sors un cigare. Va sur sa terrasse.
Il s’allonge dans un fauteuil. A l’abri de la pergola.
Il allume le cigare et goûte à l’armagnac. Il les a bien mérités.
Il se dit qu’à 70 ans, il travaille encore. 10 heures par jour. Y compris le samedi. Car Jean-Jacques est un bon chrétien. Le dimanche il va à la messe.
Il pense à tous ces troubles. Tous ces jeunes gens qui pensent déjà à leur retraite. Qui demandent 60 ans. Lui, Jean-Jacques, ça le désespère la retraite. Il voudrait travailler jusqu’à 90 ans.
Il a entendu parler de Sainte Soline. Un type s’est pris une grenade. Une des siennes. Il est entre la vie et la mort.
Jean-Jacques pense à ses affaires.
Jean-Jacques réfléchit, à la troisième gorgée d’armagnac, à comment la période sera favorable à ses affaires.
Jean-Jacques est un homme occupé, un chef d’entreprise, un créateur d’emploi. Jean-Jacques n’a pas le temps. Demain il faudra aller au bureau. Négocier les prix avec Gérald. Encore des grenades. Elles marchent si bien.
Jean-Jacques va au lit. Il ne faudra pas réveiller sa femme.
Jean-Jacques se souvient du goût des tripes.
Jean-Jacques s’endort. S. est dans le coma.