Le contenu de cet article n'engage que son auteur : Régis Portalez

Vente d’ARM : le dernier clou dans le cercueil de la souveraineté numérique ?

C’est peu dire que la souveraineté numérique est mal engagée. Les données de santé du Health Data Hub (sic) sont attribuées à Microsoft et celles de la BPI à Amazon. Tous les supercalculateurs français sont équipés de processeurs américains assemblés en Asie. Quant au grand public, il suffit de rappeler que ce texte a été écrit sur un ordinateur contenant un processeur Intel faisant tourner un logiciel Microsoft et que vous le lisez probablement sur un téléphone Samsung ou Apple dans le navigateur de Google.

Seule lumière au tableau, votre téléphone contient très probablement un processeur ARM. Cette société conçoit des processeurs et vend des licences à plus de 500 fabricants qui les vendent ensuite aux assembleurs de tablettes, téléphones intelligents ou ordinateurs portables. Depuis quelques années, ARM développe également des processeurs haut de gamme qui peuvent être utilisés dans des supercalculateurs, comme le montre la récente entrée de Fujitsu au sommet du Top 5001. ARM est donc un acteur incontournable dans le domaine et un des seuls dont le siège et les centres de recherche sont sur le territoire européen ou britannique.

La commission européenne, pour une fois, ne s’y est pas trompé quand elle a lancé « European Processor Initiative » un consortium européen visant à produire un processeur généraliste de haute performance d’ici 2021 et un supercalculateur exascale d’ici 2022. Ce projet2 propose pour l’instant un noyau principal de type ARM, entouré de petits cœurs spécialisés en RISC-V ou des cœurs dédiés externes comme le MPPA de Kalray. L’objectif est d’avoir un produit similaire aux processeurs Epic de AMD (x86), dans une architecture auditable et interopérable avec des composants tiers.
En 2016, ARM a été racheté par SoftBank, un investisseur financier japonais. Celui-ci a effectivement laissé le siège à Cambridge et n’a pas touché aux centres de R&D, ce qui permettait à la commission de continuer à considérer ARM comme une entreprise européenne sur laquelle s’appuyer.
ARM est actuellement mis en vente par SoftBank3 et l’acquéreur pressenti serait NVIDIA. Au Royaume-Uni, on s’alarme de la situation4 en rappelant qu’un investisseur industriel américain finira par rapatrier le siège et les centres de R&D aux USA tout en soumettant l’entreprise aux lois CFIUS5 et en détruisant sa neutralité vis-à-vis des clients européens ou asiatiques, parfois concurrents de NVIDIA.

Ce serait la mort dans l’œuf du projet européen et au-delà, la perte de compétences fondamentales dans la conception de processeurs qui se dessinerait à court-terme.

En matière de souveraineté numérique comme ailleurs, la priorité est donc de sauver le déjà-là.

Il faut racheter l’entreprise, via un fonds souverain dédié monté en collaboration avec le Royaume-Uni. En effet, l’ADN de ARM est à Cambridge et la société ne pourra fonctionner qu’en gardant une part de son identité britannique.

Le montant évoqué est de 40 milliards. Une option est de réunir l’intégralité de la somme et de payer SoftBank en cash. Cela peut se faire en réorientant une partie de l’épargne des particuliers via un véhicule dédié de type assurance-vie, en réunissant quelques investisseurs industriels et en émettant éventuellement de la dette souveraine ad hoc. En cas d’insuffisance, il suffirait d’en réunir un peu plus que la moitié (soit un peu plus de 10 milliards en France et autant au Royaume-Uni), et d’introduire la partie minoritaire (20 milliards) en bourse. Les places financières de Londres et Paris sont sans doute capables de mener cette opération.

Par ailleurs, fort de ses capitaux et de ses revenus, ce fonds souverain pourrait financer des recherches sur de nouvelles architectures (RISC-V) et de nouveaux modèles de calcul (potentiellement hors IEEE-754 ) ainsi que leurs mises en pratique industrielles dans une optique de long-terme.


1. https://top500.org/lists/top500/list/2020/06/

2. https://www.european-processor-initiative.eu/project/epi/

3. https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-07-22/softbank-s-chip-company-arm-is-said-to-attract-nvidia-interest

4. https://www.ft.com/content/4970848d-7821-45dc-b8cb-211036be5d30

5. https://home.treasury.gov/policy-issues/international/the-committee-on-foreign-investment-in-the-united-states-cfius/cfius-laws-and-guidance