Intelligence Artificielle : pour l’émergence d’alternatives

 

Intelligence Artificielle : pour l’émergence d’alternatives, refonder une politique scientifique, industrielle et sociale de l’IA

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« Pouvons-nous imaginer des technologies de l’information et de la communication qui ne nous exploitent, ne nous trompent et ne nous supplantent pas ? Oui, nous le pouvons – une fois que l’on sort des réseaux de pouvoirs commerciaux qui ont défini la vague actuelle de l’IA », affirme l’écrivain britannique James Bridle dans un article du Guardian de 2023.

Portés par des acteurs privés monopolistiques aux objectifs clairement affichés de contrôle et de monétisation des comportements individuels, ces « réseaux de pou- voir » orientent le développement de l’Intelligence Artificielle vers de sombres destinées. Prolétarisation des individus, déséquilibres économiques extrêmes, aliénation des tra- vailleurs et travailleuses, impacts énergétiques et environnementaux démesurés : l’in- dustrie de l’IA actuelle concentre et exacerbe toutes ces “externalités négatives”. C’est à se demander si son développement actuel ne serait pas l’ultime parade du capitalisme néo-libéral.

Est-ce pour autant tout ce qu’il y aurait à dire sur un champ de recherche scien- tifique aussi fascinant ? N’y aurait-il aucun futur souhaitable, alternatif, pour les tech- nologies de l’intelligence artificielle ? Souhaiter des alternatives ne suffit pas, il faut s’at- teler à les faire apparaître : se demander à quoi elles pourraient ressembler, et à quelles conditions elles pourraient émerger.

Nous nous proposons ici de faire un pas de côté, d’adopter une réflexivité sur la technique instruite de ses rapports aux conditions socio-économiques, aux probléma- tiques éthiques comme pratiques, aux jeux d’influences et aux discours médiatiques des garants du techno-solutionnisme. Repenser l’Intelligence Artificielle non pas comme une entité semi-consciente annonciatrice d’une ère nouvelle, mais comme un mode d’assemblage de méthodes statistiques, de jeux de données, de puissance de calcul, et d’idéologies. Ancrer notre critique de l’IA dans le réel en parcourant son histoire, en in- vestiguant ses modes spécifiques de développement scientifique et industriel, en ques- tionnant les narratifs en vogue et les intérêts qui les sous-tendent.

Souligner enfin ce sur quoi il faudrait agir pour soutenir l’émergence, en France et en Europe, de voies alternatives pour ces technologies. S’il s’agit, comme nous le sou- tenons, de mettre les technologies numériques au service des décisions collectives, c’est- à-dire aussi de nos capacités d’invention, d’imagination et d’interprétation, il nous faut porter une vision alternative de “l’intelligence”. Selon l’association Ars Industrialis, « ce qui est bête ou intelligent, ce n’est pas tant tel individu ou tel milieu que la relation qui les lie l’un à l’autre ». L’enjeu pour nous n’est donc pas de déterminer quelles “solutions” techniques feraient progresser l’IA, mais plutôt de construire et décrire une « nouvelle alliance avec la machine » qu’appelait de ses vœux en 1992 le philosophe Félix Guattari.

X-Alternative est un groupement d’ingénieurs et scientifiques au service de l’in- térêt général : en ouvrant des espaces de réflexion, nous tâchons de repenser la tech- nique pour une inscription sociale émancipatrice. Composé de jeunes chercheuses en informatique, d’industriels expérimentés, de philosophes des techniques, le comité de rédaction de cette note s’est donné pour tâche de poser un regard technique et critique sur l’Intelligence Artificielle et les problématiques qu’elle soulève. Cette note s’adresse aux décideurs, fonctionnaires, cadres, chercheurs, étudiants, au grand public : à qui- conque chercherait un partage sensible entre mirages de quelques-uns et réalité de tous.

Nous souhaitons ainsi proposer le socle sur lequel refonder une politique scientifique, industrielle et sociale de l’Intelligence Artificielle.

La planification au service de la transition climatique : l’exemple de l’économie de guerre américaine entre 1940 et 1945.

Par Martin Hart-Landsberg0. Ce texte a initialement été publié dans la Monthly Review (Juillet-Août 2023). Il est reproduit ici avec l’accord de l’auteur. Traduction : Renaud Lambert et Régis Portalez.

Il est grand temps de transformer l’économie américaine dans une logique éco-socialiste, la seule démarche qui soit susceptible de réduire notre utilisation d’énergie et de ressources de manière à la fois substantielle, équitable et démocratique. Or, nous n’y parviendrons pas sans planification, un outil qui mérite davantage d’attention qu’il n’en fait actuellement l’objet. Bien que la plupart des organisations militantes se consacrent à défendre des projets spécifiques aux domaines qui les préoccupent, la compilation de leurs revendications aide à imaginer la société dans laquelle nous souhaitons vivre1. Mais elle ne suffit pas à identifier les défis qui se présenteront à nous pour y parvenir.

Bien que la nébuleuse de notre mouvement soit loin d’avoir atteint la force nécessaire pour édicter les politiques d’un gouvernement, il n’en demeure pas moins utile, dès à présent, d’approfondir nos connaissances des mécanismes qui président à la transformation des économies afin de mettre au point les critères du processus de planification qui permettra d’obtenir les résultats attendus. L’une des certitudes sur lesquelles doit se fonder la réflexion est que la complexité des mécanismes économiques interdit de penser la transformation sociale de manière isolée. Ce constat implique d’encourager toute initiative visant à renforcer les liens entre organisations, aussi variées soient leurs préoccupations, de façon à cimenter la cohérence politique de nos revendications et à leur offrir la plus grande visibilité. Sans effort visant à dessiner une voie vers le changement, notre travail militant peinera à convaincre.

A l’heure actuelle, certains de nos projets – comme l’idée de mettre un terme à l’utilisation d’énergies fossiles – suscitent l’inquiétude des travailleurs quant à leur emploi. Notre promesse d’opérer une « transition juste », qui garantisse aux employés des industries touchées de retrouver un emploi ailleurs (en particulier dans des secteurs de l’économie encore à inventer) ne suffit pas à les rassurer. De façon compréhensible, bon nombre d’entre eux estiment que le concept de « transition juste » ressemble davantage à un slogan qu’à une projet politique solide. Ils n’identifient aucun parti, aucun mouvement syndical affichant l’engagement – pour ne rien dire de leur capacité… – à mettre en œuvre un processus de planification de ce type.

Il existe donc de bonnes raisons d’explorer les défis liés à la planification. Et l’une des façons les plus riches d’y procéder consiste à s’intéresser à un exemple historique de conversion économique réussie : celle qui eut lieu lors de la mobilisation américaine dans le contexte de la Seconde guerre mondiale. Cette expérience s’avère riche d’enseignements non seulement parce que, sous la pression de la guerre, le gouvernement est parvenu à faire basculer l’économie d’une production civile vers une production militaire, mais également parce que le pouvoir politique a été contraint de tâtonner pour créer les infrastructures de planification tout en gérant ses relations avec une classe capitaliste puissante et rétive au changement. Je me propose donc ici de tirer certaines des leçons de cet épisode. Je conclurai en formulant quelques propositions pour alimenter nos efforts visant à transformer de façon radicale l’économie américaine.

Une transformation rapide

La transformation de l’économie américaine opérée lors de la Seconde guerre mondiale découle d’un bond considérable dans les dépenses militaires : +269,3 % en 1941, +259,7 % en 1942 et +99,5 % en 1943. La production de guerre combinée des industries manufacturières, minières et du bâtiment a ainsi doublé en 1939 et 1944. Au cours de cette dernière année, les achats fédéraux de biens destinés à l’armée accaparent environ la moitié de la production totale de biens. Entre 1943 et 1944, les États-Unis produisent près de 40 % de toutes les munitions fabriquées lors de la Seconde guerre mondiale2.

Ce phénomène ne s’explique pas par un simple « miracle productif ». Il a été rendu possible par la réduction – voire l’interdiction pure et simple – de la production de nombreuses industries civiles et par le rationnement de nombreux entrants, alors disponibles en quantités limitées. La fabrication de voitures civiles est par exemple interrompue ; celle de pneus et de nourriture soumise à des restrictions. Alors que la production industrielle croît entre 1941 et 1943, celle sans rapport avec l’effort de guerre décline. Entre 1940 et 1944, la production totale de biens et de services non-militaires chute de plus de 10 %3.

Cette transformation de l’économie américaine a donc été rendue possible par une mobilisation industrielle pilotée par le gouvernement. Elle est parvenue à optimiser l’utilisation des ressources du pays tout en la modifiant au profit des besoins de l’armée. Cette réussite démontre la possibilité d’une conversion rapide de l’économie américaine aux exigences de la crise climatique.

Le rôle clef du gouvernement dans l’investissement

Le gouvernement a également joué un rôle clef pour assurer que les usines et les équipements requis soient disponibles pour répondre à la demande croissante de l’armée. Il y est d’ailleurs contraint car, contrairement au mythe populaire d’un pays « unis dans l’effort de guerre », le patronat se montre peu disposé à procéder aux investissements nécessaires.

Les grandes sociétés de l’industrie automobile refusent d’abord les sollicitations du gouvernement, qui leur demande de renoncer à une partie de leur chiffre d’affaires en convertissant leurs lignes de production aux besoins militaires. Le gouvernement agit donc – sous la forme d’un décret proclamant la fin de la production de véhicules civiles, un mois après la déclaration de guerre américaine – pour que l’industrie accepte de se redéployer. Le secteur de la sidérurgie rechigne à procéder à de nouveaux investissements tout au long du conflit ; la production d’acier brut n’augmente que de 8 % entre 1941 et 1944, au plus fort de la guerre. Les capacités de raffinage de pétrole brut ne croissent que de 12 % sur la même période. En réalité, dans l’ensemble, l’investissement privé chute en valeur entre 1941 et 1943. Cette dernière année affiche un niveau d’investissement privé qui n’atteint que 37 % de son étiage de 19404.

L’une des plus importantes initiatives du gouvernement pour doper la production est la création de la Defense Production Corporation (DPC). En mai 1940, le Congrès adopte une série d’amendements qui autorisent la Reconstruction Finance Corporation, lequel datait de la période de la Dépression, à créer de nouvelles filiales « dotées de tous les pouvoirs jugés nécessaires pour aider le Gouvernement des États-Unis dans son programme de défense nationale5. » Parmi ces filiales, la DPC.

Comme la Reconstruction Finance Corporation jouit d’une capacité d’emprunt indépendante, la DPC est en mesure de financer l’expansion d’infrastructures jugées critiques pour l’effort de guerre sans requérir l’approbation du Congrès. La DPC détient les titres de propriété des sites qu’elle finance, mais en planifie la construction avec des prestataires chargés de leur faire tourner, et à qui elle les loue pour un montant minimal.

À elle seule, la DPC finance et détient un tiers des usines et des équipements construits pendant la guerre. Au moment de sa dissolution, en juin 1945, elle « contrôle environ 96 % des capacités de l’industrie du caoutchouc synthétique, 90 % dans le secteur du magnésium métallique, 71 % pour les avions et les moteurs d’avions et 58 % pour l’industrie de l’aluminium métallique. Elle dispose également d’investissements considérables dans le fer et l’acier, dans le kérosène destiné à l’aviation, dans les munitions, les machines, les machines-outils, les transports, la radio pour ne citer que ces secteurs6. »

La DPC œuvre également à l’expansion des capacités par d’autres biais. En réponse à une pénurie de machines-outils et confrontée au refus du patronat de faire en sorte de les fabriquer, la DPC lance un programme dédié7. La DPC offre aux producteurs de machines-outils une avance de 30 % pour lancer les opérations. Si l’entreprise trouve un acheteur privé, il rend l’avance. Dans le cas contraire, le DPC achète la machine et la stocke dans l’attente de sa vente. Ce programme s’avère remarquablement efficace pour rendre disponibles les machines-outils qui, à leur tour, permirent d’accélérer la production d’armes.

En dépit des efforts des autorités pour rassurer le patronat – par exemple, en laissant les sociétés gérer les nouvelles infrastructures créées par le biais d’investissements fédéraux avec le choix de les racheter à prix réduit après la guerre –, bien des chefs d’entreprises demeurent critiques de l’action du gouvernement. Comme le souligne l’économiste J.W. Mason, « même ceux qui bénéficiaient des plus gros contrats avec l’armée voyaient la façon dont l’État gérait l’effort de guerre avec hostilité. Le président de General Motors Alfred Sloan – préoccupé par la possibilité que les entreprises publiques continuent à tourner après la guerre – se demande tout haut « s’il n’était pas aussi essentiel de gagner la paix, au sens économique, que de gagner la guerre, au sens militaire », alors que Philip Reed, de General Electric, s’engage à « résister à tout projet ou programme visant à fragiliser » la libre-entreprise8. »

Si le gouvernement de l’époque ne peut pas compter sur la bonne volonté du secteur privé en pleine période de guerre, il ne fait aucun doute que nous n’aurons d’autre choix que de mettre en œuvre un programme volontariste d’investissement public pour développer les industries dont nous aurons besoin. Et si le patronat était disposé à risquer la défaite face aux Nazis plutôt que de voir se développer le secteur public, nous pouvons nous attendre à ce que notre propre projet de développement des entreprises publiques rencontre une opposition féroce. Et ce d’autant plus que la crise climatique ne grève pas (encore) les profits.

Planifier, ce n’est pas uniquement dépenser

Des tombereaux de dépense publique n’auraient pas suffi à mettre en œuvre la conversion de l’économie. Il fallait également planifier le processus. L’armée est chargée de mettre au point les stratégies permettant d’identifier les produits nécessaires. Ses agences d’approvisionnement signent alors des contrats avec un premier cercle de maîtres d’œuvres pour la production souhaitée, le gouvernement fédéral se chargeant de couvrir les coûts. Si un tel plan pourrait sembler simple, le résultat s’avère chaotique.

Les besoins de l’armée en biens et services dépassent bientôt les capacités de l’économie. En découle une pénurie de matériaux et de composants cruciaux, un pic d’inflation et des interruptions du processus de production. Ramener l’ordre dans l’économie fut l’œuvre du War Production Board (WPB), la troisième et plus importante agence établie par le président Franklin Roosevelt9.

Le WPB tente d’abord d’utiliser un système de classement par ordre de priorité pour s’assurer que les entreprises reçoivent les intrants requis. Mais, les agences l’approvisionnement de l’armée étant souvent tentées de qualifier l’ensemble des contrats comme prioritaires, le système dysfonctionne. Le bon déroulement des plans imaginés se confronte aux efforts des entreprises pour obtenir les biens dont elles ont besoin, quitte à les stocker lorsqu’elles les trouvent. Autant d’attitudes qui accroissent les
pénuries et entravent l’effort de guerre.

Dans un premier temps, le WPB réagit en exigeant de certaines industries non essentielles qu’elles cessent leur activité, libérant ainsi des ressources pour l’usage militaire. Il ordonne à d’autres de passer de la production civile à la production militaire. Bien qu’utiles, ces mesures ne suffisent toutefois pas à résoudre le problème des pénuries.

C’est pourquoi le WPB met en place des plans d’allocation directe des métaux et des composants critiques entre les maîtres d’œuvre et les producteurs de biens civils essentiels en concurrence. Le WPB s’attaque en premier lieu à la pénurie de métaux. Son « Plan pour les matériaux contrôlés » se concentre sur un petit nombre de métaux, en particulier l’acier, l’aluminium et le cuivre, et exige que les principaux demandeurs – tels que l’armée de terre, la marine et la commission maritime – fournissent des
descriptions détaillées de leurs projets et un calendrier de production mensuel indiquant les quantités de métaux nécessaires à leurs maîtres d’œuvre respectifs.

Les divisions concernées du WPB estiment alors les approvisionnements probables des métaux en question et attribuent une part spécifique de chacun d’eux aux demandeurs, conformément aux directives politiques. Après avoir adapté leurs programmes en conséquence, les récipiendaires attribuent leurs parts de métaux à leurs maîtres d’œuvre respectifs, chargés de leur côté d’attribuer les fournitures à leurs sous-traitants.

À mesure que la pénurie de métal s’estompe, le WPB tourne son regard vers les composants. Un comité spécial est établi, qui réunit des représentants des différentes agences d’approvisionnement de l’armée. Il reçoit des calendriers de production mensuel de chacune des agences, et les révise pour s’assurer de la disponibilité des installations et des besoins en composants critiques. Il utilise ensuite un système d’allocation similaire au Controlled Materials Plan pour allouer trente-quatre composants clés aux
producteurs prioritaires sélectionnés.

Les difficultés rencontrées par le WPB pour gérer l’allocation des ressources et la programmation de la production s’intensifient du fait du refus de l’armée d’adapter ses demandes à la capacité de production de l’économie. Bien que les politiques décrites ci-dessus s’avèrent utiles, c’est en fin de compte la capacité du WPB à forcer l’armée à reconnaître les limites de la production qui lui permet de réussir. La bataille entre le WPB et l’armée sur cette question est connue sous le nom de « conflit sur la faisabilité » (feasibility dispute).

Le comité de planification du WPB conclut, après une estimation minutieuse, que les prévisions de dépenses militaires, en particulier pour 1943, dépassent largement ce que l’économie est en mesure de satisfaire compte tenu des besoins du secteur civil et des nations alliées. Il insiste donc auprès des militaires pour qu’ils réduisent leurs exigences. Comme l’explique la Commission de planification : « Toute tentative d’atteindre des objectifs très éloignés de ce qui est faisable se traduira par la construction de nouvelles usines sans les matériaux nécessaires à leur fonctionnement, par de grandes quantités d’articles semi-fabriqués qui ne pourront être achevés, par une production sans installations de stockage adéquates, par des usines à l’arrêt en raison d’un manque de matériaux, et par d’autres situations dysfonctionnelles du même type10. »

Pendant des mois, les militaires rejettent toute réduction de voilure. L’Armée de terre se montre la plus agressive, arguant que le WPB ne jouit d’aucune autorité sur ses décisions en matière de dépenses ; au contraire, la seule tâche du conseil était, selon elle, de veiller à ce que l’économie réponde à ses besoins. Finalement, après une réunion tumultueuse de trois heures entre les responsables du WPB et les chefs militaires, en octobre 1942, l’armée capitule. Elle accepte d’ajuster ses dépenses à la baisse,
conformément aux recommandations de la Commission de planification, garantissant ainsi le succès de l’effort de mobilisation11.

La transformation que nous souhaitons mettre en œuvre nécessitera, par définition, des modifications de notre système de production d’énergie, de nos modes de vie, de travail, de transport, etc. De nouvelles industries devront être imaginées, certaines seront condamnées, ou converties. D’autres encore devront être renforcées. L’expérience de la guerre montre que toute tentative de changement à une telle échelle aboutira au chaos en l’absence d’agences de planification/mobilisation habilitées à superviser et à diriger l’activité économique.

Le rôle de la participation populaire

Le succès de nombreuses initiatives nationales a nécessité la participation des populations locales. La lutte contre l’inflation en est peut-être l’exemple le plus frappant12. L’une des conséquences de l’augmentation rapide des dépenses militaires a été la hausse des prix, qui a rapidement constitué une menace pour l’effort de guerre. La ”valse des étiquettes” augmentait le coût du financement de la guerre et, plus important encore, conduisait à des grèves, les travailleurs cherchant à obtenir le
rattrapage des salaires.

Le gouvernement réagit en limitant les hausses de salaires et en adoptant une série de mesures de contrôle des prix de plus en plus complexes. Les augmentations de salaires sont généralement contenues par les décisions du National War Labor Board. Les efforts de contrôle des prix peinent à enregistrer d’aussi bons résultats.

L’Office of Price Administration (OPA), l’agence responsable de la stabilité des prix, publie son General Maximum Price Regulation en avril 1942. Ce règlement prévoit le gel des prix de la plupart des biens de consommation à partir du 15 mai de cette année-là, leur niveau le plus élevé depuis mars 1942. D’apparence simple, ce règlement s’avère toutefois difficile à gérer et à appliquer.

Les entreprises modifient constamment leurs produits et en introduisent de nouveaux. Dans ce cas, le règlement leur permet de vendre leurs produits à des prix comparables à ceux des produits similaires vendus en mars. Toutefois, si une entreprise estime cette procédure inapplicable, l’OPA propose
d’autres méthodes pour calculer des prix acceptables. Si l’entreprise est un grossiste ou un détaillant, elle est autorisée à prendre son « pourcentage de majoration le plus élevé du mois de mars sur la ligne de produits à laquelle le nouvel article appartient, en utilisant les coûts de remplacement actuels et les plafonds du mois de mars pour calculer la majoration ». Si l’entreprise est un fabricant, elle « doit demander un plafond à l’OPA avant de vendre le nouvel article ».

Sans surprise, les entreprises n’ont aucun mal à justifier des prix toujours plus élevés. En réaction, plus de 2 millions de travailleurs se mettent en grève en 1943. Environ 13 millions de journées de travail sont perdues, soit trois fois plus qu’en 1942.

Désireuse de contrôler l’inflation, l’OPA change radicalement de politique au milieu de l’année 1943, et ce de deux manières. Tout d’abord, elle introduit un nouveau système de contrôle des prix qui consiste à fixer des prix plafonds, de façon très précise, pour la plupart des biens de consommation. Elle adopte une position particulièrement agressive à l’égard des prix des denrées alimentaires. Certaines étiquettes, comme celles de la viande, sont fixées par le bureau national. La grande majorité – une liste de trois cents produits d’épicerie – est déterminée par des bureaux locaux sur la base des coûts de production de la région.

Toutes les épiceries sont classées en quatre catégories en fonction de leur taille et du type de services qu’elles proposent. Chacune se voit indiquer la marge qu’elle peut appliquer, un chiffre déterminé au niveau national. Pour calculer les prix plafonds locaux, les bureaux régionaux de l’OPA mesurent les coûts de production de chaque produit de la liste en utilisant les informations fournies par les fournisseurs concernés dans la région. Ils appliquent ensuite la majoration nationale appropriée à ces coûts. Le résultat donne un prix plafond précis pour chaque produit, qui varie en fonction du type de magasin et de la population qui le fréquente. Ce prix est régulièrement ajusté. Les épiceries sont tenues d’apposer une affiche indiquant la catégorie à laquelle elles appartiennent, ainsi que des panneaux indiquant le prix de vente de chaque produit figurant sur la liste des prix de la communauté.

Deuxièmement, et tout aussi important, l’OPA utilise un système géré par des bénévoles pour s’assurer que les entreprises respectent les prix plafonds. Il créé ainsi des (Comité de prix) Price Panels qui viennent suppléer les Commissions de rationnement (Rationing Boards) déjà opérationnelles, elles aussi animées par des bénévoles. Ces comités sont dotés de personnel sur la base des recommandations des organisations paysannes et communautaires locales, ainsi que sur celles des syndicats. Ils forment ensuite, et détachent, des dizaines de milliers d’Assistants-prix bénévoles, qui sont envoyés dans les magasins pour vérifier les étiquettes – le plus souvent dans les épiceries, mais aussi dans les restaurants au moins une fois tous les deux mois, dans les points de vente d’un grand commerce de services au moins une fois par mois, et chez tous les revendeurs de biens de consommation durables au moins une fois par mois.

Les directeurs sont prévenus des infractions constatées et si elles ne sont pas corrigées rapidement, les Assistants-prix signalent les épiceries à leurs Comités de prix qui ont le pouvoir d’infliger des amendes au bénéfice du Trésor américain. Les consommateurs sont également encouragés à dénoncer les contrevenants. Si un Comité de prix détermine qu’une infraction a été commise, les consommateurs ont le droit de recouvrer les trop-perçus ou d’intenter des actions en justice pour le triple de ce montant ou 50 dollars (le montant le plus important étant retenu).

Il va sans dire que les entreprises détestent ce système, en particulier le fait que l’OPA utilise des volontaires pour les superviser. Mais comme il s’avère efficace, le gouvernement le maintient à contre-cœur jusqu’aux derniers jours de la guerre. Du printemps 1943 à avril 1945, l’indice des prix à la consommation n’augmente que de 2 %. Le prix des denrées alimentaires baisse même de 4 %. Ce résultat est d’autant plus remarquable qu’il est obtenu pendant les deux dernières années de guerre, un moment où le taux d’emploi est au plus haut et la production de biens de consommation étroitement limitée.

Nous devrons non seulement mettre en œuvre des politiques nationales qui nécessitent la participation locale, mais aussi chercher les moyens d’élaborer des dispositifs qui l’encouragent. L’expérience des volontaires qui ont organisé et géré un système complexe de contrôle des prix pendant la guerre montre que la planification ne doit pas nécessairement se faire de façon verticale. En fait, c’est tout le contraire qui s’est produit : les efforts de contrôle des prix ont échoué jusqu’à ce que le système soit restructuré pour rendre possible la participation populaire. La promotion d’une participation significative de la communauté à la mise en œuvre des politiques constitue également l’un des meilleurs moyens de garantir que notre transition se fasse de façon à la fois démocratique et solidaire.

La planification : un sujet politique

Les logiques de classe ont fortement influencé la structure organisationnelle et les politiques des agences de mobilisation. Peu après la Première Guerre mondiale, le Département de la planification de l’armée américaine (US Army Planning Branch) commence à élaborer des plans pour une future mobilisation en temps de guerre13. Il consulte des représentants d’associations professionnelles, dont certains sont nommés officiers de réserve au sein du département de la planification afin de contribuer au travail. Les plans évoluent au fil du temps, mais tous prévoient une agence de mobilisation dirigée par un chef d’entreprise dédié qui supervise le travail des associations professionnelles autoorganisées. Il est ainsi prévu que l’armée détermine ses besoins et que les associations professionnelles décident de la manière dont leurs membres peuvent les satisfaire au mieux.

La question de la main-d’œuvre se pose également. Si la guerre est déclarée, certains militaires préconisent d’enrôler tous les hommes éligibles, puis de mettre en congé ceux nécessaires au travail dans l’industrie privée en leur versant une solde de soldat. D’autres demandent simplement la suspension de la loi sur les huit heures (Eight-Hour Act), la modification de la loi nationale sur les relations de travail (National Labor Relations Act) de façon à donner la priorité à la production, des réglementations du type « travailler ou combattre » (Work-or-fight) et l’affectation directe des travailleurs aux usines de défense.

Le président Roosevelt se montre critique à l’égard des plans de l’armée. Il entend éviter toute alliance entre l’armée et les entreprises pour contrôler la politique économique en temps de guerre. Pourtant, la structure sous-jacente des trois agences de mobilisation qu’il a créées s’avère ne différer que marginalement de ce que les partenaires de l’alliance souhaitent. Chaque agence, y compris le WPB, supervise le travail d’un certain nombre de divisions ayant de vastes domaines de responsabilité, tels
que les matériaux ou la production militaire, chacune d’entre elles étant subdivisée en de nombreuses sections industrielles. Alors que Roosevelt refuse d’autoriser les associations professionnelles à diriger les travaux des différentes divisions et branches industrielles, la quasi-totalité d’entre elles sont pilotées par des cadres sans rémunération spécifique, issus des entreprises mêmes qu’ils sont censés superviser. Comme l’a expliqué l’historien du travail Nelson Lichtenstein : « Près de 800 postes sont occupés par des cadres sans rémunération spécifique, prêtés par leur entreprise. Avec les officiers d’approvisionnement de l’armée, qui partagent les mêmes idées, les hommes qui peuplent les divisions industrielles président rapidement à une économie qu’on aura tout à fait pu qualifier d’administrée. Ils décident de la distribution des contrats, de l’affectation des ressources rares, de la coordination générale de la capacité industrielle et des besoins militaires14».

Sans surprise, les grandes entreprises sont les principales bénéficiaires de cet arrangement. Sur les 175 milliards de dollars de contrats de premier rang attribués entre juin 1940 et septembre 1944, plus de la moitié atterrissent sur les comptes des 33 plus grandes entreprises15. Cet arrangement permet également aux grands groupes de façonner à leur avantage le plan de reconversion d’après-guerre du WPB. Le fait qu’en dépit de ses réticences, Roosevelt ait fini par accepter cette prise de contrôle « en coulisses » du processus de mobilisation illustre le puissant levier dont jouissent les entreprises dans une économie capitaliste, en particulier en temps de guerre. Comme l’a déclaré Henry Stimson, secrétaire à la Guerre de Roosevelt, « si vous essayez de faire la guerre, ou de préparer la guerre, dans un pays capitaliste, vous devez vous arranger pour que les entreprises gagnent de l’argent à travers le processus, sinon elles ne joueront pas le jeu16».

Les dirigeants du CIO (Congress of Industrial Organizations), conscients des sentiments anti-ouvriers des militaires et des entreprises, proposent un plan de mobilisation différent, mais Roosevelt le rejette. Leur plan prévoit la création d’un Conseil de défense nationale composé de représentants des syndicats et de l’industrie et présidé par une personne nommée par le président, qui superviserait le travail des conseils industriels. Ces conseils auraient été composés d’un nombre égal de représentants du patronat, des syndicats et du gouvernement dans toutes les grandes industries.

Les syndicats paient le prix fort pour leur exclusion des principaux organes de planification. Ils ne disposent que de peu de moyens de résister aux attaques incessantes des entreprises contre les droits des travailleurs. Les syndicats étant entravés par leur engagement de renoncer à la grève, pris sous la menace d’une action gouvernementale, les directions ignorent délibérément la contestation des ouvriers face à des décisions qui violent les contrats syndicaux, créent des conditions de travail dangereuses et entraînent de nouvelles inégalités salariales. Les syndicats locaux doivent se contenter de faire part de leurs griefs au Bureau national du travail en temps de guerre (National War Labor Board), mais avec peu d’espoir d’obtenir une décision rapide et positive.

L’expérience de la Seconde Guerre mondiale montre que la planification constitue plus qu’un défi technique à laisser à des fonctionnaires assistés par des dirigeants d’entreprise déguisés en experts objectifs de la production. Au contraire, toutes les décisions pertinentes, y compris la structure, la composition et l’autorité des agences de planification, sont d’abord et avant tout des décisions politiques. Les choix effectués déterminent quels intérêts seront les mieux servis par le processus de changement. Si nous réussissons à créer des conditions politiques favorables à une action publique décisive pour transformer notre économie, on peut s’attendre à ce que les chefs d’entreprise présentent leur propre plan de changement. Nous devons être prêts à le contester.

Construire les capacités

Que peut-on donc faire pour avancer vers une transformation de l’économie politique américaine inspirée par l’éco-socialisme ? Pour commencer, nous devons créer un espace au sein de nos organisations pour étudier l’expérience de conversion de la Seconde Guerre mondiale, dont certaines des leçons présentées ci-dessus, afin de nous préparer aux défis que nous devrons probablement relever. Les exigences et les pratiques organisationnelles doivent également être évaluées afin de s’assurer qu’elles contribuent à renforcer le soutien public et les capacités de la communauté pour la transformation souhaitée.

Compte tenu du rôle essentiel que les travailleurs doivent jouer dans le processus de conversion, nous devons également convaincre les syndicats de modifier une disposition presque naturelle chez eux : plutôt que d’inviter leurs membres à taire leur point de vue, notamment en ce qui concerne la planification de la production, ils doivent dorénavant les inciter à activement remettre en cause les prérogatives de la direction17. Les travailleurs s’inquiètent, à juste titre, de la sécurité de l’emploi. Le danger des licenciements et des fermetures de sites invite à l’auto-censure. Il y a aussi la crainte de perdre son emploi à cause des politiques visant à fermer les entreprises qui fabriquent des produits nocifs pour la planète. Face à cela, nous devons aider les syndicats à donner à leurs membres la possibilité d’étudier des exemples réussis de planification et de reconversion menées par les travailleurs. Il s’agit de démontrer que cette stratégie peut au contraire conduire à protéger à la fois l’emploi et l’environnement.

Le projet “Locomotive verte” (« Green Locomotive ») en est un bon exemple. Plusieurs sections locales de l’United Electrical, Radio and Machine Workers of America (UE), en collaboration avec des militants écologistes et des représentants du gouvernement, mènent à l’heure actuelle une action visant à inciter leur employeur, Wabtec, à construire des locomotives à faibles émissions, plutôt que des locomotives diesel, et à obtenir des chemins de fer qu’ils s’engagent à les acheter18.

Deux initiatives plus importantes, qui n’ont pas abouti, méritent également d’être étudiées. En 1976, les travailleurs de Lucas Aerospace au Royaume-Uni se sont battus pour sauver leurs emplois pendant une période de réduction des budgets de la défense en élaborant un « plan d’entreprise » alternatif qui transformerait leur entreprise de fabricant d’armes en éco-fabricant de produits tels que des turbines éoliennes et des voitures hybrides19. En 2019, des travailleurs et des militants locaux, sous la bannière de Green Jobs Oshawa, ont tenté d’obtenir le soutien du gouvernement canadien pour la reprise et la conversion d’une usine fermée de General Motors afin de produire des véhicules électriques destinés aux agences gouvernementales20.

L’une des principales raisons de l’échec de nombreuses tentatives de reconversion est la réticence des agences gouvernementales à fournir aux travailleurs le soutien technique et financier dont ils ont besoin. C’est pourquoi nous devons faire campagne pour la création d’agences de reconversion au niveau des États [NDLR: par opposition au niveau fédéral]. Ces agences seraient chargées de fournir un assistance technique pour aider les travailleurs à élaborer des plans de production alternatifs, ainsi qu’une aide financière pour l’achat d’installations par un travailleur ou par le secteur public, le cas échéant. Les leçons tirées de l’expérience pourraient guider le développement d’initiatives de planification et de production plus étendues au niveau de l’État.

Nous devons également continuer à réunir les militants régionaux pour discuter de planification. Les efforts locaux en matière de planification devraient s’avérer particulièrement fructueux pour plusieurs raisons. De nombreuses conséquences du changement climatique sont ressenties différemment selon les régions, ce qui rend beaucoup plus efficace la planification de réponses régionales. En outre, bon nombre des ressources énergétiques et naturelles à gérer pendant une période de transformation sont
partagées par des États voisins. En outre, les gouvernements des États, les syndicats et les organisations communautaires sont susceptibles d’avoir établi des relations avec leurs homologues régionaux, ce qui facilite les échanges et la coordination.

Une question qui doit figurer à l’ordre du jour de ces réunions est celle de la forme appropriée de nos agences de planification et de mobilisation. Pendant la guerre, les militaires décidaient de ce qu’il fallait produire et les agences de mobilisation prenaient ces demandes comme des ordres. Une telle planification verticale orientée vers la production d’une gamme relativement étroite de biens n’est pas envisageable compte tenu de nos objectifs. Par conséquent, nous devons encourager l’exploration des moyens de structurer un processus de planification centré sur la communauté, capable de hiérarchiser nos nombreuses demandes et des agences de mobilisation ouvertes à la participation de la communauté pour l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques.

L’étude des efforts d’organisation régionale déployés en temps de guerre par les dirigeants du district 8 de l’UE peut mettre en lumière à la fois les défis et les opportunités. Il s’agit notamment d’un effort multi-États de planification (avant-guerre) de la reconversion, de conférences régionales organisées vers la fin de la guerre pour sensibiliser les travailleurs aux possibilités de planification de l’après-guerre et d’une campagne postérieure visant à établir une autorité de planification régionale dans la vallée du Missouri. Le syndicat continue de soutenir cette planification et a récemment plaidé en faveur d’un « réseau d’autorités régionales de transition juste (Just Transition Authorities), détenues par l’État et responsables devant les communautés et les travailleurs… afin de répondre aux besoins spécifiques des
différentes régions du pays en matière de réduction d’emploi et des émissions de carbone21 ».

L’objectif de ces suggestions n’est pas de détourner l’énergie d’’activité organisationnelle en cours. Il s’agit plutôt d’aider le monde associatif et militant à visualiser plus clairement les nouvelles possibilités de vie et de travail. Tout cela dans l’optique de développer la confiance, les connaissances et les relations organisationnelles nécessaires pour nous faire avancer vers le monde que nous souhaitons construire.


0. Professeur émérite d’économie à l’Université Lewis & Clark (Oregon).

1. Voir par exemple Michael Löwy, Bengi Akbulut, Sabrina Fernandes et Giorgos Kallis, « For an Ecosocialist Degrowth, » Monthly Review, 73, no. 11 (avril 2022): 56–58.

2. Christopher J. Tassava, « The American Economy during World War II, » EH.Net Encyclopedia, ed. Robert Whaples, 10 février 2008.

3. Hugh Rockoff, « The United States: From Ploughshares to Swords, » in The Economics of World War II: six great powers in international comparison, ed. Mark Harrison (New York: Cambridge University Press, 1998), 83.

4. Harold G. Vatter, The U.S. economy in World War II (New York: Columbia University Press, 1985), 28

5. Cité dans Gerald T. White, « Financing Industrial Expansion for War: The Origin of the Defense Plant Corporation Leases, » The Journal of Economic History 9, no. 2 (novembre 1949), 161.

6. Ibid., 158

7. Andrew Bossie et J. W. Mason, « The Public Role in Economic Transformation: Lessons from World War II, » Working Paper, The Roosevelt Institute, 2020, 9–10

8. J. W. Mason, « The Economy During Wartime,“ Dissent Magazine, automne 2017.

9. Pour une discussion de l’évolution et le mode de fonctionnement des agencies de mobilisation américaines et sur leurs politiques, voir Paul A. C. Koistinen, Arsenal of World War II: The Political Economy of American Warfare 1940–1945 (Lawrence, Kansas: University of Kansas Press, 2004) et Martin Hart-Landsberg, “Realizing A Green New Deal: Lessons From World War II, » Class, Race and Corporate Power 9, no. 2 (2021).

10. Cité dans Maury Klein, A Call to Arms: Mobilizing America for World War II (New York: Bloomsbury Press, 2013), 380.

11. L’armée prit sa revanche. Plusieurs mois après, alors que la direction du WPB avait changé, elle a exigé la réduction de la voilure de la Commission de planification. En réponse, les membres de la commission ont démissionné en masse.

12. Pour une discussion détaillée de l’expérience de contrôle des prix décrite ici, lire Martin Hart-Landsberg, « Popular Mobilization and Progressive Policy Making: Lessons from World War II Price Control Struggles in the United States, » Science and Society 67, no. 4 (2003). Un autre exemple de l’importance de la participation populaire concerne la création de centre d’accueil pour enfants en période de guerre, une initiative financée sur fonds fédéraux. Voir « Learning from History: Community-Run Child-Care Centers during World War II, » Reports from the Economic Front, 9 juin 2021.

13. Pour en savoir plus sur la lutte politique pour le contrôle du processus de planification en temps de guerre et des agences de mobilisation, voir Martin Hart-Landsberg, « U.S. Economic Planning in the Second World War and the Planetary Crisis, » Monthly Review 74, no. 9 (February 2023): 25–40.

14. Nelson Lichtenstein, Labor’s War at Home, The CIO in World War II (Cambridge: Cambridge University Press, 1982), 83.

15. Vatter, The U.S. Economy in World War II, 60.

16. Citation issue de Lichtenstein, Labor’s War at Home, 39.

17. Pour une discussion à propos de l’importance de ce travail, voir Simon Black et Sam Gindin, « Swords into Ploughshares, » The Bullet, December 21, 2021

18. Voir UE Newsletter, « A Green New Deal for People and the Planet, » non daté

19. Adrian Smith, « The Lucas Plan: What Can It Tell Us About Democratizing Technology Today?, » Guardian, 22 janvier 2014

20. Voir Sam Gindin, « Realizing ‘Just Transitions’: The Struggle for Plant Conversion at GM Oshawa, » The Bullet, 3 février 2020.

21. Pour plus d’informations sur ces initiatives, voir Martin Hart-Landsberg, « Lessons from World War II: The Green New Deal & the State, » Against the Current, no. 207 (Juillet-Août 2020).

Souveraineté numérique : reconquérir et protéger

Il y a vingt ans, la France disposait d’Alcatel, numéro 1 mondial des telecom.
Aujourd’hui il n’en reste presque plus rien, hormis quelques filiales détenues par des groupes étrangers comme Nokia.
La France (ou plus précisément ses « élites ») a gâché un potentiel majeur et nous a fait prendre un retard qu’il sera difficile de rattraper.
Loin des mythes de la dématérialisation, des startup éthérées ou du marché libre s’épanouissant sans contrainte, nous vous proposons une vison planifiée de ce que nous voyons comme une industrie : le numérique commence par des mines.
Il faudra du temps, de l’argent et de la pugnacité. Le rapport de force est loin d’être en notre faveur, pourtant il est encore temps d’agir.

Contenu complet disponible ici

Maintien de l’ordre : du terrain au politique

Le 2 octobre, une conférence intitulée “Maintien de l’ordre : du terrain au politique” était organisée à notre initiative. Elle a pu avoir lieu grâce à un partenariat avec le Dissident Club, lieu d’expression des dissidents de tous pays, et avec Le Média TV qui l’a filmée. Deux intervenants étaient à l’honneur : Laurent Bigot, ancien sous-préfet et Bertrand Cavallier, général de gendarmerie ayant quitté le service actif, ancien commandant du Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier.

La conférence s’est ouverte sur une citation : « Je pardonne à celui qui a tiré, que celui-ci l’ait fait accidentellement ou intentionnellement, mais je ne peux pas pardonner à ceux qui ont donné les ordres ». Une phrase prononcée par un mutilé dans le film « Un pays qui se tient sage », de David Dufresne. Elle montre un homme qui a toutes les raisons d’en vouloir aux policiers, et qui au final n’en veut qu’à la hiérarchie.

Comment se mettent en place les ordres, justement ? En polarisant le débat, sous l’influence du pouvoir, sur la question des bavures, on prend le risque de commettre une erreur : exempter les politiques pour ne charger que les fonctionnaires sur le terrain.

Ce serait une double faute. On laisserait filer les coupables, et ces coupables ont des noms : Castaner, Nunez, Lallement, et au-delà Valls ou Sarkozy. Par ailleurs on continuerait d’enfermer la police dans un syndrome obsidional.

Ceci n’aurait pour effet que de contribuer à la cantonner à un rôle de force au service d’institutions délégitimées. On céderait ainsi à la thèse des « deux camps » du préfet Lallement. En posant la question de la hiérarchie politique et des relations de commandement, on questionne au contraire un système.

Ceci n’exonère pas les policiers de toute responsabilité individuelle mais désigne un responsable “structurel” : celui qui laisse pourrir les commissariats tout en envoyant castagner du manifestant. Manifestant qui, d’ailleurs, manifestent à cause de la politique de ce même responsable.

Nos invités étaient donc appelés à nous expliquer ces rapports de force entre commandement, syndicats, ministères, préfecture, qu’on ne voit pas souvent et qui se gardent bien de se montrer au grand jour. Cela s’articule aussi avec la nature de X-Alternative, une association de diplômés souvent au cœur d’une autre machine ultra violente : l’économie. De même que le manifestant ne voit pas Castaner mais seulement le CRS en face de lui (et inversement), l’ouvrier viré ne voit que le patron de site, et pas le milliardaire qui, en bout de chaîne actionnariale, fait pression sur toute la hiérarchie managériale pour augmenter les dividendes.

Explorer ces rapports de pouvoir, c’est rendre au peuple les moyens de compréhension des choses qui l’oppressent.

Posez vos questions à Laurent Bigot et Bertrand Cavallier

Le 2 octobre au bar « The Dissident » (58 rue Richer, 75009 Paris), nous recevrons Laurent Bigot et Bertrand Cavallier autour du thème du maintien de l’ordre.

Comme lors de l’intervention de Frédéric Lordon, nous vous proposons de préparer quelques questions à l’avance. Si elles sont sélectionnées par les intervenants, nous les poserons lors de la soirée.

Pensez également à vous inscrire ici si vous souhaitez venir sur place.

La conférence sera filmée et la vidéo diffusée en différé.

Vente d’ARM : le dernier clou dans le cercueil de la souveraineté numérique ?

C’est peu dire que la souveraineté numérique est mal engagée. Les données de santé du Health Data Hub (sic) sont attribuées à Microsoft et celles de la BPI à Amazon. Tous les supercalculateurs français sont équipés de processeurs américains assemblés en Asie. Quant au grand public, il suffit de rappeler que ce texte a été écrit sur un ordinateur contenant un processeur Intel faisant tourner un logiciel Microsoft et que vous le lisez probablement sur un téléphone Samsung ou Apple dans le navigateur de Google.

Seule lumière au tableau, votre téléphone contient très probablement un processeur ARM. Cette société conçoit des processeurs et vend des licences à plus de 500 fabricants qui les vendent ensuite aux assembleurs de tablettes, téléphones intelligents ou ordinateurs portables. Depuis quelques années, ARM développe également des processeurs haut de gamme qui peuvent être utilisés dans des supercalculateurs, comme le montre la récente entrée de Fujitsu au sommet du Top 5001. ARM est donc un acteur incontournable dans le domaine et un des seuls dont le siège et les centres de recherche sont sur le territoire européen ou britannique.

La commission européenne, pour une fois, ne s’y est pas trompé quand elle a lancé « European Processor Initiative » un consortium européen visant à produire un processeur généraliste de haute performance d’ici 2021 et un supercalculateur exascale d’ici 2022. Ce projet2 propose pour l’instant un noyau principal de type ARM, entouré de petits cœurs spécialisés en RISC-V ou des cœurs dédiés externes comme le MPPA de Kalray. L’objectif est d’avoir un produit similaire aux processeurs Epic de AMD (x86), dans une architecture auditable et interopérable avec des composants tiers.
En 2016, ARM a été racheté par SoftBank, un investisseur financier japonais. Celui-ci a effectivement laissé le siège à Cambridge et n’a pas touché aux centres de R&D, ce qui permettait à la commission de continuer à considérer ARM comme une entreprise européenne sur laquelle s’appuyer.
ARM est actuellement mis en vente par SoftBank3 et l’acquéreur pressenti serait NVIDIA. Au Royaume-Uni, on s’alarme de la situation4 en rappelant qu’un investisseur industriel américain finira par rapatrier le siège et les centres de R&D aux USA tout en soumettant l’entreprise aux lois CFIUS5 et en détruisant sa neutralité vis-à-vis des clients européens ou asiatiques, parfois concurrents de NVIDIA.

Ce serait la mort dans l’œuf du projet européen et au-delà, la perte de compétences fondamentales dans la conception de processeurs qui se dessinerait à court-terme.

En matière de souveraineté numérique comme ailleurs, la priorité est donc de sauver le déjà-là.

Il faut racheter l’entreprise, via un fonds souverain dédié monté en collaboration avec le Royaume-Uni. En effet, l’ADN de ARM est à Cambridge et la société ne pourra fonctionner qu’en gardant une part de son identité britannique.

Le montant évoqué est de 40 milliards. Une option est de réunir l’intégralité de la somme et de payer SoftBank en cash. Cela peut se faire en réorientant une partie de l’épargne des particuliers via un véhicule dédié de type assurance-vie, en réunissant quelques investisseurs industriels et en émettant éventuellement de la dette souveraine ad hoc. En cas d’insuffisance, il suffirait d’en réunir un peu plus que la moitié (soit un peu plus de 10 milliards en France et autant au Royaume-Uni), et d’introduire la partie minoritaire (20 milliards) en bourse. Les places financières de Londres et Paris sont sans doute capables de mener cette opération.

Par ailleurs, fort de ses capitaux et de ses revenus, ce fonds souverain pourrait financer des recherches sur de nouvelles architectures (RISC-V) et de nouveaux modèles de calcul (potentiellement hors IEEE-754 ) ainsi que leurs mises en pratique industrielles dans une optique de long-terme.


1. https://top500.org/lists/top500/list/2020/06/

2. https://www.european-processor-initiative.eu/project/epi/

3. https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-07-22/softbank-s-chip-company-arm-is-said-to-attract-nvidia-interest

4. https://www.ft.com/content/4970848d-7821-45dc-b8cb-211036be5d30

5. https://home.treasury.gov/policy-issues/international/the-committee-on-foreign-investment-in-the-united-states-cfius/cfius-laws-and-guidance

Coronavirus – On s’arrête, on réfléchit

L’épidémie de Coronavirus, attendue de Chine depuis janvier et d’Italie depuis février, nous frappe durement à notre tour. Le virus est désormais présent sur tous les continents (hors Antarctique) et tous les pays frappés prennent des mesures radicales, étant données les conséquences sanitaires.

S’il y en a encore qui prennent la chose à la légère, rappelons que l’Italie fait de la médecine de guerre face à la saturation de son système hospitalier et que cela risque de nous arriver incessamment. Avant d’aller plus loin, nous tenons à préciser que toutes les activités de groupe sont suspendues et nous vous exhortons à rester chez vous et à n’y faire venir personne.

L’épidémie fera sans doute de très nombreuses victimes dont beaucoup auraient pu être évitées en apprenant de la gestion de crise chinoise et italienne, mais aussi coréenne et taiwanaise. Ce n’est pas le choix qui a été fait. Ils avaient le choix entre le déshonneur et la guerre, ils ont choisi le déshonneur et nous avons la guerre.

La crise économique qui suivra de près la crise sanitaire risque d’être sans commune mesure avec celle de 2008. Deutsche Bank mentionne déjà la pire récession depuis la seconde guerre mondiale. Les mesures des Etats et banques centrales n’auront à n’en pas douter pour simple objectif que de maintenir la liquidité du système financier (rachat de dette sur le marché primaire et secondaire). En langage militant : sauver les banques.

Ils risquent pourtant bien de ne pas y arriver, le manque de liquidité émanant du bas (économie réelle à l’arrêt oblige) risque bien de finir de tout envoyer valser. Cela aura des conséquences terribles qui se chiffreront en morts (comme en Grèce) si la politique qui suit consiste en un choc récessif et des mesures austéritaires.

En tant que polytechniciens humanistes face à 2020 comme d’autres ont été face à 1929, nous devons proposer autre chose et profiter de ce temps de confinement pour réfléchir rapidement et sérieusement à une politique alternative. Après tout c’est la raison d’être de notre groupe.

Les quatre thèmes qui nous viennent à l’esprit sont les suivants :

  • réquisitions et nationalisation :La bourse s’est litteralement effondrée depuis un mois et certaines grosses entreprises stratégiques ne valent virtuellement plus rien (renault, thales, airbus, technip, etc). N’est-ce pas l’occasion de nationaliser (à prix de marché) pour :
    • mettre l’outil productif au service de la lutte contre le virus (production de respirateurs, de masques, et gel, …)
    • préserver cet outil productif et l’emploi associé des inévitables destructions qui suivront la crise
    • préserver ces entreprises stratégiques des appétits étrangers

    D’autre part, des unités de production pourraient être réquisitionnées (les usines sanofi par exemple) pour produire ce qu’il nous faut

  • banques et banque centrale
  • N’est-il pas temps de récupérer le contrôle de la banque de France et son pouvoir d’émission monétaire ? Ne faudrait-il pas faire un peu d’inflation plutôt que de la dette au secteur privé ?

    Faudra-t-il laisser tomber les banques commerciales ? A quel prix ? Que pourrons-nous en récupérer ?

  • indépendance alimentaire
  • Nous devons considérer le risque que certains pays faisant face à l’épidémie suspendent leurs exportations de produits alimentaires (je pense aux pays du sud qui risque d’être durement touchés et qui devront garantir la survie de leurs concitoyens). Comment modifier la structure de production agricole française pour garantir un niveau d’indépendance minimal ? Réduction de la production intensive destinée à l’exportation, variétés des cultures, …

    Comment s’extraire du droit américain des semences stériles commerciales (qu’un paysan puisse replanter une partie de sa récolte) ?

  • recherche fondamentale
  • Les lacunes de l’organisation de notre système de recherche, où des projets sur les coronavirus ont été abandonnés pour des raisons budgétaires vont sauter aux yeux des citoyens. C’est l’occasion de proposer un meilleur modèle, acceptant de travailler sur des sujets qui ne sont pas à la mode mais peuvent sauver des vies des années plus tard.

Nous proposons donc à ceux qui seraient volontaires de vous coordonner par groupe de travail (via skype ou autre messagerie instantanée) pour aboutir d’ici deux semaines à des brouillons de ce que nous ferions si nous devions gérer la crise.

L’urgence est réelle, soyons à la hauteur.

Si vous n’êtes pas membre du groupe mais que vous souhaitez contribuer, veuillez utiliser notre formulaire de contact.

Questions à Frédéric Lordon

Questions posées à Frédéric Lordon autour du thème : « Conditions de réalisation d’une alternative à l’ordre néolibéral ».

Playlist disponible ici.

Bloc 1

1. 1 : Convenir du mode opératoire. Si on part du principe que la cible visée est le système capitaliste et le néolibéralisme, dont l’hégémonie est indéniable, la question du mode opératoire pour son renversement n’est-elle pas fondamentale ? A savoir cette alternative peut-elle raisonnablement advenir au terme d’un processus électif classique dans le contexte français où l’arrivée au pouvoir de l’actuel président a largement réduit la capacité des partis de gauche à prétendre sérieusement à l’exercice du pouvoir (en supposant toutefois que ces partis de gauche soient le meilleur vecteur pour l’émergence de cette alternative) ?

1.2 Dans le cas d’une hypothèse peu probable d’une victoire de notre camp à moyen terme (2022 ou après), ça va tanguer sévère (médias, marchés, patronat, police), quelle articulation entre nos principes démocratiques et humanistes et la nécessité de la « guerre contre les blancs » et la violence fomentée par le mur de l’argent (pas seulement sur la scène financière ou bancaire mais aussi judiciaire voire « constitutionnelle ») ? Nos ennemis qui ne manqueront pas d’utiliser des « armes » (au sens large) très puissantes (cf. Amérique latine, Grèce, … : mensonges, violences, guerre des prix alimentaires, etc.). Autrement dit, on ne va pas mettre en place de goulag bien sûr mais quel comité de salut public construire et avec quels outils ?

1.3 Le thème porte à penser l’après et c’est important, crucial même, mais “l’actualité” depuis maintenant 1an étant ce qu’elle est, on a du mal à se sortir de la question préalable : comment renverser la table, le pouvoir en place qui la tient, pour s’y substituer et mener à bien l’alternative..
Militer, convaincre les gens pour gagner l’hégémonie culturelle, politique bien sûr, mais encore une fois vu l’ambiance on se dit que ça ne va peut-être pas suffire … et puis c’est un peu long, même si, l’accélération de l’histoire produit ses miracles.
Quelle moyens avons nous, lesquels sont envisageable, ne le sont pas ?
Exemple par deux grands points, au vu du contexte on se demande si :
Est-ce encore raisonnable de jouer le calendrier électoral ? (Présidentielle notamment principale élection d’importance…)
– Si oui, qu’en dire, que faire ?
La FI ayant donné espoir de pouvoir “gagner l’État” et amorcer le changement avant d’effectuer une sorte de retour en arrière lamentable post 2017)
On semble à nouveau se retrouver sans force politique constitué pour mener cette bataille, peut-on construire quelque chose d’ici 2022 ? (Un mélange de GJ et du mouvement social actuel ? et puisqu’il faut bien une figure/candidat, un Ruffin semblant pour un certain nombre pouvoir incarner la jonction, mais lui semble s’affairer a présent a plutot conquérir la petite bourgeoisie écolo type EELV … Ou alors Boulo ?)
– Dans le cas contraire, là encore que faire ?
Une Grève “générale” suffirait elle à faire basculer le pouvoir ?
Valable en partie pour 36 et 68 semble-t-il, mais aujourd’hui ? Face a un pouvoir jusqu’au-boutiste qui a l’air de préférer l’escalade de la répression et avec des années de défaites précédentes.
Comment y résister, et sortir vainqueur alors ?
Les forces n’étant pas inépuisables ne faudrait-il pas inévitablement frapper vite et fort ? Très, fort.

1.4 Dans votre nouveau livre “Vivre Sans ?” vous remettez au goût du jour l’idée de grand soir.
Pourtant dans un précédent livre “Capitalisme Désir et Servitude, Marx et Spinoza” vous disiez p. 198 :
“Aussi «le libre épanouissement de chacun, condition du libre épanouissement de tous» est-il une affaire moins simple que ne le suggèrent Marx et Engels dans le Manifeste, et le meilleur moyen de sauver l’idée d’émancipation est sans doute de rompre avec l’idée du grand soir de l’émancipation, irruption soudaine et miraculeuse d’un ordre de rapports humains et sociaux tout autres.”
Est-ce une évolution de votre part ou bien trouvez-vous compatible ce que vous dites actuellement avec ce que vous disiez jadis ?
Mon objectif n’est pas de vous mettre face à vos contradictions par vous embêter mais bien de comprendre votre cheminement intellectuel et ce qui motive ses éventuelles évolutions.

Bloc 2

2.1 Constitution d’une masse critique organisée. Le système actuel, compte tenu de sa puissance extrême, ne peut laisser sa place que face à une remise en cause massive des populations. Or les mouvements revendicatifs sont très hétérogènes, volontairement indépendants, et probablement peu efficients sur la durée. N’est-il pas nécessaire de canaliser cette énergie d’une manière ou d’une autre ? Et si oui comment ?

2.2 Comme vous le suggérez en fin de votre livre, ou le développez plus dans des interventions comme celles chez “Hors Série”, si on devait résumer la ligne à tenir, ce serait donc : “la force doit venir de la rue, et quand bien même un gouvernement progressif de gauche devait parvenir au pouvoir, il faudra qu’on y adosse une farouche menace populaire pour qu’il sache qu’il n’a pas d’autre issue que de tenir tête au capital”, et comme vous le notez avec un certain “vertige”, se pose la question de la violence. En deux mots : “aux armes”, symboliquement – ou pas. Même si j’en partage l’analyse, ne pensez-vous pas que c’est précisément la raison qui explique le succès d’une pensée du “vivre hors”, de la “sécession” , plus que du “grand soir” que vous lui opposez (ou du moins dont vous appelez à ce qu’elle se complète) ? J’entends par là le fait que la “prise d’armes”, la question de la violence – la révolution en un mot – engage, et engage fortement sur le plan judiciaire. Ne pourrait ce pas être là ce qui en dissuade, et en contraste donne du crédit à l’espoir d’une sécession “sans risque” (entre guillemets car on sait ce qu’il advient des ZAD au niveau de la répression, mais au moins ce risque est reporté à plus tard, moins immédiat) ? Finalement là encore la question n’est-elle pas comment vaincre la peur polico-judiciaire ?
On pourrait arguer que quand le peuple est dos au mur il n’a plus peur (“ils nous ont tout volé même la peur” lisait-on au Chili), mais n’est-ce pas attendre trop tard ? Si une révolution tarde à venir, ne risque-t-elle pas d’être d’autant plus propice à être rattrapée par toutes les éventualités, en particulier les moins progressistes ?
14. Vous avez déclaré que vous étiez un penseur et pas un homme d’action, de mémoire, peut-être après le relatif échec de “Nuit Debout”. N’est-ce pas l’action qui manque aujourd’hui, et pas la pensée ni le diagnostic ? Qu’est-ce qui vous empêche d’être un homme d’action ? Ce qui vous en empêche serait-il aussi ce qui en empêche tous les autres ? Et dans ce cas, ne faut-il pas tenter de le dépasser ?

Bloc 3

3.1 Poser le problème et partager l’analyse. Les masses susceptibles de se mobiliser pour cette alternative (type gilets jaunes, infiltrés et autres corporations) ne devraient-elles pas se doter au préalable d’une compréhension objective de base des mécanismes actuels à l’œuvre dans la société de manière à inscrire leurs revendications dans un ensemble théorique qui les renforce ? Si oui, comment organiser à grande échelle ce partage d’analyse ?
3.2 Au vu de la faillite des partis et syndicats de gauche, quelle solution voit-il pour faire émerger des cadres politique du peuple ?

Bloc 4

4.1 Supposons que le peuple se soulève et balaye les institutions actuelles en profondeur. Le nouvel état qui surgira après une inévitable période de transition aura tout de même besoin d’une police. D’une police probablement très différente de celle d’aujourd’hui, mais d’une police quand même. Comment la former sinon en réutilisant les policiers actuels ? Dans le cas contraire, que faire de ces policiers aux compétences souvent limitées à leur mission ? Par ailleurs, le chemin que prennent les choses est celui d’un affrontement, avec la police (actuelle) placée en gardien en dernier ressort des institutions du capital. Si l’on place la police hors du peuple, ne prend-on pas le risque d’un affrontement encore plus brutal ? Ne vaudrait-il pas mieux l’affaiblir de l’intérieur dès aujourd’hui en l’affectant positivement (toute entière ou au moins des parties) et en répétant que leur camp est celui du peuple ? La sédition de la police, si elle est encore possible, n’est-elle pas le moyen le plus sûr et pacifique d’aboutir à la bascule et de garantir la suite ?

4.2 Dans votre dernier livre, vous identifiez ce que vous nommez le bloc “état-police-médias-finance”. Et, plus loin (bas de page 180), à propos des enjeux auxquels aurait à faire face un mouvement de renversement du capital, vous dites : “les urgences simultanées d’un tel gouvernement [de renversement] sont celles d’un double arraisonnement immédiat : de la finance et des médias du capital”. Quid donc de la police identifiée plus haut ? N’aura-t-on pas justement un problème de conflit direct avec la police lors d’un tel mouvement ? Je sais pourtant que, pour vous citer, “vous ne vous racontez pas d’histoires” sur ce sujet-là, et avez très précisément identifié (notamment dans votre discours “la révolution ne sera pas un pique-nique (d’une étroite ligne de crête)”) le besoin de l’organisation voire de “l’armée” (entendue dans un sens potentiellement révolutionnaire) pour opposer une force d’égale intensité à celle qui ne manquerait pas de s’exercer en retour – et à commencer par celle de la “vraie” armée. Pourquoi donc ne pas/plus en faire mention dans ce dernier ouvrage ? Est-ce un simple “oubli”, ou considérez-vous que le problème principal réside désormais bel et bien avant tout dans le couple finance-média, plus que dans le triptyque finance-média-police ?

Bloc 5

5.1 Dans une alternative dans laquelle le salariat et le capitalisme (privé ou étatique) n’existent plus, comment imaginer conduire des projets d’infrastructures majeurs?
Comment attirer et conserver suffisamment de travail humain (des milliers d’ouvriers qualifiés) et d’argent (les milliards pour acheter des matériaux à l’étranger et payer les travailleurs) sans salariat ni endettement ?

5.2 Si l’on envisage les conditions de réalisation d’une alternative à l’ordre néolibéral, il va se poser la question de la logistique, c’est à dire du fonctionnement concret des réseaux technologiques qui font tourner notre société.
En effet, l’ordre du monde tel qu’il est repose sur un capital matériel
massif, formés d’ordinateurs, de réseaux de communication, mais aussi de réseaux électriques, d’alternateurs, de machines-outils, de pièces de rechange en acier spéciaux, d’huile de vidange et de graissage.
Bref, d’une multitude de produits industriels, de haut niveau, ou absolument triviaux.
Dans nombres de cas, les éléments chimiques, raffinés ou bruts, ne sont plus disponibles chez nous, les gisements étant épuisés, ou considérés comme non rentables. Les savoir-faire pour les extraire ou les purifier ont alors disparus, et ne peuvent être réappris rapidement: ils résultent en effet d’apprentissage par essais et erreurs, souvent dangereux et par des savoirs tacites conservés par les corps professionnels les produisant.
Dans un nombre non négligeable de cas, il est difficile de revenir sur un progrès technologiques, car il ne s’agit pas simplement d’un confort aisément substituable.
Songeons par exemple aux appareils d’IRM, dont la technologie repose sur l’utilisation de bobinages supraconducteur, utilisant des cryostats à hélium liquide.
Dans ce cas-là, prenons l’exemple de la production d’hélium. Elle est
extrêmement concentrée: les deux principaux producteurs sont les États-Unis et le Qatar (ce dernier extrait avec 2 usines 25% de la production mondiale de cet élément).
On voit donc le problème qui surgit: comment ne pas être pris dans les grandes stratégies, de l’hégémon mondial Américain ou des wanabee hégémons comme la Chine?
Comment ne pas se perdre dans une stratégie impériale pour sécuriser l’approvisionnement en ces éléments stratégiques?
Comme ne pas être piégé par des corps techniciens, dont les compétences souvent complexes et difficiles à acquérir se retrouvent concentrées dans certains classes sociales, qui ont ainsi un moyen efficace de pression contre des changements radicaux les concernant?

Bloc 6

6.2 En m’appropriant votre grille de lecture spinoziste, ou du moins ce que j’en ai compris, à savoir que la multitude exerce une puissance sur elle-même, qui se cristallise en institutions et est capté et utilisé par la suite par des corps (sociaux ou humains) pour parvenir à leur fins (je résume), j’en suis venu à m’intéresser à la monnaie comme institution, au sens de ce cadre théorique, car c’est l’une des institutions les plus fondamentales des sociétés humaines.
Sur le sujet de l’Euro je ne vois pas un corps social mais bien 19 et je n’arrivais pas à faire rentrer une institution commune à 19 corps sociaux séparés dans le cadre théorique de la potentia multitudinis (si vous avez une explication ne vous gênez pas). Mon intuition était que ce que l’on appelle l’Euro n’existe pas vraiment, qu’il s’agit fondamentalement de 19 monnaies s’échangeant à 1 pour 1 dans un système de coordination avec à sa tête la BCE.
Pour ça il existe plusieurs indices:
– les banques privées ont toujours leurs compte de réserve au sein de leur seule banque centrale nationale.
– la seule chose logé au sein de la BCE sont les comptes TARGET2 des BCN.
– Les bons du trésor de chaque pays, acheté au travers du programme OMT, sont acheté et détenu par chaque BCN.
Toutes ces petites choses (et quelques autres) semble pointer le fait que les BCN ont gardé tous leur pouvoirs de création monétaire et confirme mon intuition.
Ma question pour vous est, si l’on admet que l’Euro n’est qu’un système de coordination technocratique, est-ce que la mesure prioritaire d’un gouvernement de la vrai gauche, en prévision du point L à venir, ne serait pas de prendre le contrôle plein et entier de la banque de France (et d’avoir quelques personnes capable de le faire techniquement)? Et surtout, la sortie de l’Euro ne serait peut-être, dans ce cas-là, plus une absolue nécessité ?

« Emmanuel Macron, vous avez le devoir de sauver Alstom ! » : l’appel de 32 polytechniciens pour l’industrie française

Alors que General Electric a annoncé la suppression d’un millier d’emplois chez Alstom, 32 polytechniciens demandent au gouvernement d’intervenir…


Récapitulons. En septembre 2015 General Electric (GE) prenait le contrôle de la division énergie d’Alstom, à l’issue d’un incroyable thriller politico-industriel dans lequel l’actuel président de la République M. Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, joua un rôle de premier plan.

Alors qu’en mai 2015, GE s’était engagé à créer 1000 emplois en France d’ici la fin de 2018, il annonçait en octobre 2017 la suppression de 350 emplois dans les turbines hydroélectriques de Grenoble, puis en juin 2018 qu’il ne tiendrait pas ces engagements de création d’emplois. 48 heures à peine après les élections européennes de 2019, GE annonçait la suppression de plus d’un millier d’emplois à Belfort. Le 28 mai les syndicats dénonçaient une “bombe sociale” lors d’une réunion avec Hugh Bailey, nommé Directeur Général de GE France le 22 avril et précédemment conseiller pour les affaires industrielles d’Emmanuel Macron quand il était ministre de l’Économie.

Après plusieurs mois de manifestations et de blocages du site de Belfort, une majorité des salariés votèrent pourtant le 21 octobre en faveur du plan social élaboré par la GE en étroite concertation avec le gouvernement. Selon Philippe Petitcolin, du syndicat CFE-CGC[1], le nombre d’emplois supprimés fut négocié directement par le ministre de l’Économie Bruno Le Maire et le PDG américain de GE.

Faudrait-il dès lors considérer, comme certains s’empressent de le conclure, que cet accord apporta un épilogue satisfaisant à ce qui n’aurait finalement été qu’une histoire douloureuse mais inévitable ?

L’Affaire ALSTOM serait-elle close ?

Nous, 32 ingénieurs anciens élèves de l’Ecole Polytechnique, à qui la République française fit l’honneur d’offrir une formation scientifique et technique de bon niveau afin que nous la mettions au service de la Nation, de son industrie et de l’État, ne le pensons absolument pas.

Tout d’abord, l’accord signé le 21 octobre ne garantit aucunement la pérennité de l’activité Turbines. Elle se décline en effet en turbines à combustion (gaz, fuel, biométhane), turbines à vapeur et turbines hydrauliques. C’est une activité stratégique pour la France, tant dans la perspective de la transition énergétique à venir, que pour la maîtrise de la propulsion de ses sous-marins nucléaires ou la maintenance des 58 centrales nucléaires. Il serait irresponsable et suicidaire de la découper en rondelles et de délocaliser les turbines à gaz en Hongrie, comme la direction de GE l’a décidé en mai dernier[2]. « On ne doit pas descendre les effectifs en dessous de 1 400 salariés dans l’activité turbine à gaz », prévenait Francis Fontana, syndicaliste à SUD. Or la direction de GE ne s’engage dans l’accord qu’à maintenir pendant 12 mois cette activité à Belfort, jusqu’à l’affectation du personnel sur de nouvelles productions, et pour ensuite persister à la délocaliser en Hongrie ! La CGT, non signataire de l’accord, considéra fort logiquement ce point comme un casus belli, anticipant qu’un départ de la fabrication des turbines serait synonyme de mort programmée pour Belfort [3]. Rien n’est donc réglé.

Nous estimons qu’il faut absolument revenir sur l’origine des fautes stratégiques qui ont conduit à brader à nos concurrents américains l’un de nos principaux fleurons industriels

De façon plus générale, nous estimons qu’il faut absolument revenir sur l’origine des fautes stratégiques qui ont conduit à brader à nos concurrents américains l’un de nos principaux fleurons industriels. Alstom était en effet très loin d’être un « canard boiteux » : il détenait la bagatelle de 20% du parc mondial des turbines à vapeur, 30% du parc nucléaire mondial, et était numéro un mondial pour les centrales hydrauliques et charbon[4]! Or les mêmes causes produiront à l’avenir les mêmes effets, si aucune correction structurelle n’est apportée.

La faute la plus évidente et la plus lourde tient à la propension des actionnaires français à privilégier la finance à l’industrie, et les profits financiers à court terme aux stratégies industrielles.

Une première conséquence en fut le démantèlement des conglomérats industriels, dans une logique de rentabilité financière accrue et de lisibilité au profit des marchés financiers. Ceci a durablement affaibli notre tissu industriel, les « Pure Players » issus de ces découpes ainsi que l’écosystème de leurs sous-traitants étant plus exposés aux cycles conjoncturels et aux prises de contrôle, là où les conglomérats pouvaient les en protéger par leur taille et en « lissant » les bas et les hauts de cycles.

Jusqu’en 1998 les activités Energie et Ferroviaire d’Alstom faisaient en effet partie du plus puissant conglomérat industriel français, la CGE, alias Alcatel-Alsthom. La CGE était un leader mondial dans les Télécoms, les câbles, l’ingénierie électrique, l’énergie, le ferroviaire, le nucléaire, les chantiers navals. Son PDG Serge Tchuruk décida de démanteler le groupe, de recentrer Alcatel sur les télécoms, et de vendre en bourse la majorité du capital d’Alstom en ponctionnant au passage un dividende exceptionnel de 5 milliards d’euros. Financièrement exsangue, Alstom était en faillite en 2003. L’État sauva alors Alstom en entrant à son capital, puis revendit dès 2006 sa participation au groupe Bouygues, laissant Alstom isolé et fragilisé face à concurrence de GE et Siemens.

Une autre illustration de la logique fondamentalement financière à l’œuvre dans l’affaire Alstom est le dividende monumental versé à Bouygues (de 1,6 à 2,5 milliards d’euros selon les estimations) … à l’évidence le principal objectif économique visé par son démantèlement !

Macron alla jusqu’à défendre GE durant l’enquête de la direction de la concurrence de la Commission européenne

Une autre faute majeure tient à l’abandon par la France de la défense de ses industries stratégiques. Rappelons que le coup fatal pour Alstom vint des USA. Le 14 avril 2013, Frédéric Pierucci, directeur de la division chaudières, fut arrêté à New-York. Dans son livre, Le Piège américain, il explique que la vente d’Alstom à GE fut le résultat d’une action coordonnée du DoJ (Ministère américain de la Justice) et de GE. Arguant de ses droits extravagants d’extraterritorialité, le DoJ menaça Alstom d’une amende monumentale et son PDG Patrick Kron de prison. En échange d’une amende réduite et de l’oubli des poursuites judiciaires pour ses cadres dirigeants, Alstom devait céder sa branche Energie / Turbines à GE. Patrick Kron, directement menacé à titre personnel, se rallia à l’offre de GE…

Le ministre de l’Industrie Arnaud Montebourg s’opposa à la manœuvre. Le 5 mai, il rejeta l’offre de reprise de la branche Energie d’Alstom par GE et lui proposa un accord croisé avec ses activités Ferroviaire. Le 15 mai, il fit publier le Décret relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable. Le 28 mai, GE s’engageait à créer les fameux 1 000 emplois en France, et le 19 juin, présentait une offre améliorée dans laquelle l’Etat français disposait d’un droit de veto dans la coentreprise Energie. Mais le 26 août Emmanuel Macron succédait à Arnaud Montebourg, et les avancées obtenues furent oubliées. Macron alla jusqu’à défendre GE durant l’enquête de la direction de la concurrence de la Commission européenne, et GE put acquérir le pôle Energie d’Alstom avec les mains entièrement libres.

Le recul industriel de la France

Ceci nous rappelle que les Etats-Unis d’Amérique sont certes un allié historique mais aussi un Etat souverain qui défend ses propres intérêts, n’hésitant pas à mettre sa puissance financière et militaire au service direct de ses grandes entreprises. Force est de constater que ce n’est plus le cas de la France aujourd’hui.

Gagnés à l’idéologie néo-libérale donnant la priorité au libre-échange et à la « concurrence libre et non faussée », littéralement colonisés par les représentants des grandes banques et des marchés financiers, l’État et notamment Bercy ont encouragé ces tendances, allant jusqu’à supprimer le Ministère de l’Industrie.

Du recul industriel de la France résulte un déficit commercial structurel qui ne se dément plus depuis 15 ans. Plutôt que s’y attaquer, les gouvernements successifs ont préféré « adapter » l’économie et la société en organisant, de concert avec les dirigeants des grandes entreprises, une régression sociale permanente, à coups répétés de réforme du code du travail, des régimes de retraite, de la sécurité sociale ou du système de santé.

Il est plus que temps de tirer la sonnette d’alarme, d’arrêter de se satisfaire de discours aussi doucereux que mensongers, et d’exiger des actions déterminées.

Les manquements répétés de GE à ses engagements, le besoin qu’a la nation française des compétences et des ressources industrielles d’Alstom/GE, exigent que cette activité stratégique soit placée au moins temporairement sous le contrôle national, par la dénonciation du contrat, la réquisition ou la nationalisation. L’État sut le faire en 2003, et nul ne soupçonna alors Nicolas Sarkozy d’être un adepte du communisme de guerre… Son successeur Emmanuel Macron, par ailleurs directement et personnellement impliqué dans ce désastre, a aujourd’hui le devoir de protéger les salariés et l’indépendance stratégique nationale.

L’Affaire Alstom n’est pas close. Assez de discours, des actes

Le cas ALSTOM / GE est exemplaire à plus d’un titre. Sauver cette activité et ses milliers d’emplois industriels est stratégiquement nécessaire et politiquement possible. C’est économiquement sensé, vu les besoins mondiaux en matière de transition énergétique, et financièrement très largement à la portée de l’Etat français. C’est aussi mettre un coup d’arrêt à la dynamique effrayante de liquidation de l’industrie française à laquelle nous assistons depuis quelques années, et démontrer qu’une politique industrielle digne de ce nom est encore possible dans notre pays.

M. Macron, vous êtes aujourd’hui au pied du mur. L’Affaire Alstom n’est pas close. Assez de discours, des actes.

Article initialement publié dans Marianne, signé par 32 polytechniciens de toutes promotions.