La planification au service de la transition climatique : l’exemple de l’économie de guerre américaine entre 1940 et 1945.

Par Martin Hart-Landsberg0. Ce texte a initialement été publié dans la Monthly Review (Juillet-Août 2023). Il est reproduit ici avec l’accord de l’auteur. Traduction : Renaud Lambert et Régis Portalez.

Il est grand temps de transformer l’économie américaine dans une logique éco-socialiste, la seule démarche qui soit susceptible de réduire notre utilisation d’énergie et de ressources de manière à la fois substantielle, équitable et démocratique. Or, nous n’y parviendrons pas sans planification, un outil qui mérite davantage d’attention qu’il n’en fait actuellement l’objet. Bien que la plupart des organisations militantes se consacrent à défendre des projets spécifiques aux domaines qui les préoccupent, la compilation de leurs revendications aide à imaginer la société dans laquelle nous souhaitons vivre1. Mais elle ne suffit pas à identifier les défis qui se présenteront à nous pour y parvenir.

Bien que la nébuleuse de notre mouvement soit loin d’avoir atteint la force nécessaire pour édicter les politiques d’un gouvernement, il n’en demeure pas moins utile, dès à présent, d’approfondir nos connaissances des mécanismes qui président à la transformation des économies afin de mettre au point les critères du processus de planification qui permettra d’obtenir les résultats attendus. L’une des certitudes sur lesquelles doit se fonder la réflexion est que la complexité des mécanismes économiques interdit de penser la transformation sociale de manière isolée. Ce constat implique d’encourager toute initiative visant à renforcer les liens entre organisations, aussi variées soient leurs préoccupations, de façon à cimenter la cohérence politique de nos revendications et à leur offrir la plus grande visibilité. Sans effort visant à dessiner une voie vers le changement, notre travail militant peinera à convaincre.

A l’heure actuelle, certains de nos projets – comme l’idée de mettre un terme à l’utilisation d’énergies fossiles – suscitent l’inquiétude des travailleurs quant à leur emploi. Notre promesse d’opérer une « transition juste », qui garantisse aux employés des industries touchées de retrouver un emploi ailleurs (en particulier dans des secteurs de l’économie encore à inventer) ne suffit pas à les rassurer. De façon compréhensible, bon nombre d’entre eux estiment que le concept de « transition juste » ressemble davantage à un slogan qu’à une projet politique solide. Ils n’identifient aucun parti, aucun mouvement syndical affichant l’engagement – pour ne rien dire de leur capacité… – à mettre en œuvre un processus de planification de ce type.

Il existe donc de bonnes raisons d’explorer les défis liés à la planification. Et l’une des façons les plus riches d’y procéder consiste à s’intéresser à un exemple historique de conversion économique réussie : celle qui eut lieu lors de la mobilisation américaine dans le contexte de la Seconde guerre mondiale. Cette expérience s’avère riche d’enseignements non seulement parce que, sous la pression de la guerre, le gouvernement est parvenu à faire basculer l’économie d’une production civile vers une production militaire, mais également parce que le pouvoir politique a été contraint de tâtonner pour créer les infrastructures de planification tout en gérant ses relations avec une classe capitaliste puissante et rétive au changement. Je me propose donc ici de tirer certaines des leçons de cet épisode. Je conclurai en formulant quelques propositions pour alimenter nos efforts visant à transformer de façon radicale l’économie américaine.

Une transformation rapide

La transformation de l’économie américaine opérée lors de la Seconde guerre mondiale découle d’un bond considérable dans les dépenses militaires : +269,3 % en 1941, +259,7 % en 1942 et +99,5 % en 1943. La production de guerre combinée des industries manufacturières, minières et du bâtiment a ainsi doublé en 1939 et 1944. Au cours de cette dernière année, les achats fédéraux de biens destinés à l’armée accaparent environ la moitié de la production totale de biens. Entre 1943 et 1944, les États-Unis produisent près de 40 % de toutes les munitions fabriquées lors de la Seconde guerre mondiale2.

Ce phénomène ne s’explique pas par un simple « miracle productif ». Il a été rendu possible par la réduction – voire l’interdiction pure et simple – de la production de nombreuses industries civiles et par le rationnement de nombreux entrants, alors disponibles en quantités limitées. La fabrication de voitures civiles est par exemple interrompue ; celle de pneus et de nourriture soumise à des restrictions. Alors que la production industrielle croît entre 1941 et 1943, celle sans rapport avec l’effort de guerre décline. Entre 1940 et 1944, la production totale de biens et de services non-militaires chute de plus de 10 %3.

Cette transformation de l’économie américaine a donc été rendue possible par une mobilisation industrielle pilotée par le gouvernement. Elle est parvenue à optimiser l’utilisation des ressources du pays tout en la modifiant au profit des besoins de l’armée. Cette réussite démontre la possibilité d’une conversion rapide de l’économie américaine aux exigences de la crise climatique.

Le rôle clef du gouvernement dans l’investissement

Le gouvernement a également joué un rôle clef pour assurer que les usines et les équipements requis soient disponibles pour répondre à la demande croissante de l’armée. Il y est d’ailleurs contraint car, contrairement au mythe populaire d’un pays « unis dans l’effort de guerre », le patronat se montre peu disposé à procéder aux investissements nécessaires.

Les grandes sociétés de l’industrie automobile refusent d’abord les sollicitations du gouvernement, qui leur demande de renoncer à une partie de leur chiffre d’affaires en convertissant leurs lignes de production aux besoins militaires. Le gouvernement agit donc – sous la forme d’un décret proclamant la fin de la production de véhicules civiles, un mois après la déclaration de guerre américaine – pour que l’industrie accepte de se redéployer. Le secteur de la sidérurgie rechigne à procéder à de nouveaux investissements tout au long du conflit ; la production d’acier brut n’augmente que de 8 % entre 1941 et 1944, au plus fort de la guerre. Les capacités de raffinage de pétrole brut ne croissent que de 12 % sur la même période. En réalité, dans l’ensemble, l’investissement privé chute en valeur entre 1941 et 1943. Cette dernière année affiche un niveau d’investissement privé qui n’atteint que 37 % de son étiage de 19404.

L’une des plus importantes initiatives du gouvernement pour doper la production est la création de la Defense Production Corporation (DPC). En mai 1940, le Congrès adopte une série d’amendements qui autorisent la Reconstruction Finance Corporation, lequel datait de la période de la Dépression, à créer de nouvelles filiales « dotées de tous les pouvoirs jugés nécessaires pour aider le Gouvernement des États-Unis dans son programme de défense nationale5. » Parmi ces filiales, la DPC.

Comme la Reconstruction Finance Corporation jouit d’une capacité d’emprunt indépendante, la DPC est en mesure de financer l’expansion d’infrastructures jugées critiques pour l’effort de guerre sans requérir l’approbation du Congrès. La DPC détient les titres de propriété des sites qu’elle finance, mais en planifie la construction avec des prestataires chargés de leur faire tourner, et à qui elle les loue pour un montant minimal.

À elle seule, la DPC finance et détient un tiers des usines et des équipements construits pendant la guerre. Au moment de sa dissolution, en juin 1945, elle « contrôle environ 96 % des capacités de l’industrie du caoutchouc synthétique, 90 % dans le secteur du magnésium métallique, 71 % pour les avions et les moteurs d’avions et 58 % pour l’industrie de l’aluminium métallique. Elle dispose également d’investissements considérables dans le fer et l’acier, dans le kérosène destiné à l’aviation, dans les munitions, les machines, les machines-outils, les transports, la radio pour ne citer que ces secteurs6. »

La DPC œuvre également à l’expansion des capacités par d’autres biais. En réponse à une pénurie de machines-outils et confrontée au refus du patronat de faire en sorte de les fabriquer, la DPC lance un programme dédié7. La DPC offre aux producteurs de machines-outils une avance de 30 % pour lancer les opérations. Si l’entreprise trouve un acheteur privé, il rend l’avance. Dans le cas contraire, le DPC achète la machine et la stocke dans l’attente de sa vente. Ce programme s’avère remarquablement efficace pour rendre disponibles les machines-outils qui, à leur tour, permirent d’accélérer la production d’armes.

En dépit des efforts des autorités pour rassurer le patronat – par exemple, en laissant les sociétés gérer les nouvelles infrastructures créées par le biais d’investissements fédéraux avec le choix de les racheter à prix réduit après la guerre –, bien des chefs d’entreprises demeurent critiques de l’action du gouvernement. Comme le souligne l’économiste J.W. Mason, « même ceux qui bénéficiaient des plus gros contrats avec l’armée voyaient la façon dont l’État gérait l’effort de guerre avec hostilité. Le président de General Motors Alfred Sloan – préoccupé par la possibilité que les entreprises publiques continuent à tourner après la guerre – se demande tout haut « s’il n’était pas aussi essentiel de gagner la paix, au sens économique, que de gagner la guerre, au sens militaire », alors que Philip Reed, de General Electric, s’engage à « résister à tout projet ou programme visant à fragiliser » la libre-entreprise8. »

Si le gouvernement de l’époque ne peut pas compter sur la bonne volonté du secteur privé en pleine période de guerre, il ne fait aucun doute que nous n’aurons d’autre choix que de mettre en œuvre un programme volontariste d’investissement public pour développer les industries dont nous aurons besoin. Et si le patronat était disposé à risquer la défaite face aux Nazis plutôt que de voir se développer le secteur public, nous pouvons nous attendre à ce que notre propre projet de développement des entreprises publiques rencontre une opposition féroce. Et ce d’autant plus que la crise climatique ne grève pas (encore) les profits.

Planifier, ce n’est pas uniquement dépenser

Des tombereaux de dépense publique n’auraient pas suffi à mettre en œuvre la conversion de l’économie. Il fallait également planifier le processus. L’armée est chargée de mettre au point les stratégies permettant d’identifier les produits nécessaires. Ses agences d’approvisionnement signent alors des contrats avec un premier cercle de maîtres d’œuvres pour la production souhaitée, le gouvernement fédéral se chargeant de couvrir les coûts. Si un tel plan pourrait sembler simple, le résultat s’avère chaotique.

Les besoins de l’armée en biens et services dépassent bientôt les capacités de l’économie. En découle une pénurie de matériaux et de composants cruciaux, un pic d’inflation et des interruptions du processus de production. Ramener l’ordre dans l’économie fut l’œuvre du War Production Board (WPB), la troisième et plus importante agence établie par le président Franklin Roosevelt9.

Le WPB tente d’abord d’utiliser un système de classement par ordre de priorité pour s’assurer que les entreprises reçoivent les intrants requis. Mais, les agences l’approvisionnement de l’armée étant souvent tentées de qualifier l’ensemble des contrats comme prioritaires, le système dysfonctionne. Le bon déroulement des plans imaginés se confronte aux efforts des entreprises pour obtenir les biens dont elles ont besoin, quitte à les stocker lorsqu’elles les trouvent. Autant d’attitudes qui accroissent les
pénuries et entravent l’effort de guerre.

Dans un premier temps, le WPB réagit en exigeant de certaines industries non essentielles qu’elles cessent leur activité, libérant ainsi des ressources pour l’usage militaire. Il ordonne à d’autres de passer de la production civile à la production militaire. Bien qu’utiles, ces mesures ne suffisent toutefois pas à résoudre le problème des pénuries.

C’est pourquoi le WPB met en place des plans d’allocation directe des métaux et des composants critiques entre les maîtres d’œuvre et les producteurs de biens civils essentiels en concurrence. Le WPB s’attaque en premier lieu à la pénurie de métaux. Son « Plan pour les matériaux contrôlés » se concentre sur un petit nombre de métaux, en particulier l’acier, l’aluminium et le cuivre, et exige que les principaux demandeurs – tels que l’armée de terre, la marine et la commission maritime – fournissent des
descriptions détaillées de leurs projets et un calendrier de production mensuel indiquant les quantités de métaux nécessaires à leurs maîtres d’œuvre respectifs.

Les divisions concernées du WPB estiment alors les approvisionnements probables des métaux en question et attribuent une part spécifique de chacun d’eux aux demandeurs, conformément aux directives politiques. Après avoir adapté leurs programmes en conséquence, les récipiendaires attribuent leurs parts de métaux à leurs maîtres d’œuvre respectifs, chargés de leur côté d’attribuer les fournitures à leurs sous-traitants.

À mesure que la pénurie de métal s’estompe, le WPB tourne son regard vers les composants. Un comité spécial est établi, qui réunit des représentants des différentes agences d’approvisionnement de l’armée. Il reçoit des calendriers de production mensuel de chacune des agences, et les révise pour s’assurer de la disponibilité des installations et des besoins en composants critiques. Il utilise ensuite un système d’allocation similaire au Controlled Materials Plan pour allouer trente-quatre composants clés aux
producteurs prioritaires sélectionnés.

Les difficultés rencontrées par le WPB pour gérer l’allocation des ressources et la programmation de la production s’intensifient du fait du refus de l’armée d’adapter ses demandes à la capacité de production de l’économie. Bien que les politiques décrites ci-dessus s’avèrent utiles, c’est en fin de compte la capacité du WPB à forcer l’armée à reconnaître les limites de la production qui lui permet de réussir. La bataille entre le WPB et l’armée sur cette question est connue sous le nom de « conflit sur la faisabilité » (feasibility dispute).

Le comité de planification du WPB conclut, après une estimation minutieuse, que les prévisions de dépenses militaires, en particulier pour 1943, dépassent largement ce que l’économie est en mesure de satisfaire compte tenu des besoins du secteur civil et des nations alliées. Il insiste donc auprès des militaires pour qu’ils réduisent leurs exigences. Comme l’explique la Commission de planification : « Toute tentative d’atteindre des objectifs très éloignés de ce qui est faisable se traduira par la construction de nouvelles usines sans les matériaux nécessaires à leur fonctionnement, par de grandes quantités d’articles semi-fabriqués qui ne pourront être achevés, par une production sans installations de stockage adéquates, par des usines à l’arrêt en raison d’un manque de matériaux, et par d’autres situations dysfonctionnelles du même type10. »

Pendant des mois, les militaires rejettent toute réduction de voilure. L’Armée de terre se montre la plus agressive, arguant que le WPB ne jouit d’aucune autorité sur ses décisions en matière de dépenses ; au contraire, la seule tâche du conseil était, selon elle, de veiller à ce que l’économie réponde à ses besoins. Finalement, après une réunion tumultueuse de trois heures entre les responsables du WPB et les chefs militaires, en octobre 1942, l’armée capitule. Elle accepte d’ajuster ses dépenses à la baisse,
conformément aux recommandations de la Commission de planification, garantissant ainsi le succès de l’effort de mobilisation11.

La transformation que nous souhaitons mettre en œuvre nécessitera, par définition, des modifications de notre système de production d’énergie, de nos modes de vie, de travail, de transport, etc. De nouvelles industries devront être imaginées, certaines seront condamnées, ou converties. D’autres encore devront être renforcées. L’expérience de la guerre montre que toute tentative de changement à une telle échelle aboutira au chaos en l’absence d’agences de planification/mobilisation habilitées à superviser et à diriger l’activité économique.

Le rôle de la participation populaire

Le succès de nombreuses initiatives nationales a nécessité la participation des populations locales. La lutte contre l’inflation en est peut-être l’exemple le plus frappant12. L’une des conséquences de l’augmentation rapide des dépenses militaires a été la hausse des prix, qui a rapidement constitué une menace pour l’effort de guerre. La ”valse des étiquettes” augmentait le coût du financement de la guerre et, plus important encore, conduisait à des grèves, les travailleurs cherchant à obtenir le
rattrapage des salaires.

Le gouvernement réagit en limitant les hausses de salaires et en adoptant une série de mesures de contrôle des prix de plus en plus complexes. Les augmentations de salaires sont généralement contenues par les décisions du National War Labor Board. Les efforts de contrôle des prix peinent à enregistrer d’aussi bons résultats.

L’Office of Price Administration (OPA), l’agence responsable de la stabilité des prix, publie son General Maximum Price Regulation en avril 1942. Ce règlement prévoit le gel des prix de la plupart des biens de consommation à partir du 15 mai de cette année-là, leur niveau le plus élevé depuis mars 1942. D’apparence simple, ce règlement s’avère toutefois difficile à gérer et à appliquer.

Les entreprises modifient constamment leurs produits et en introduisent de nouveaux. Dans ce cas, le règlement leur permet de vendre leurs produits à des prix comparables à ceux des produits similaires vendus en mars. Toutefois, si une entreprise estime cette procédure inapplicable, l’OPA propose
d’autres méthodes pour calculer des prix acceptables. Si l’entreprise est un grossiste ou un détaillant, elle est autorisée à prendre son « pourcentage de majoration le plus élevé du mois de mars sur la ligne de produits à laquelle le nouvel article appartient, en utilisant les coûts de remplacement actuels et les plafonds du mois de mars pour calculer la majoration ». Si l’entreprise est un fabricant, elle « doit demander un plafond à l’OPA avant de vendre le nouvel article ».

Sans surprise, les entreprises n’ont aucun mal à justifier des prix toujours plus élevés. En réaction, plus de 2 millions de travailleurs se mettent en grève en 1943. Environ 13 millions de journées de travail sont perdues, soit trois fois plus qu’en 1942.

Désireuse de contrôler l’inflation, l’OPA change radicalement de politique au milieu de l’année 1943, et ce de deux manières. Tout d’abord, elle introduit un nouveau système de contrôle des prix qui consiste à fixer des prix plafonds, de façon très précise, pour la plupart des biens de consommation. Elle adopte une position particulièrement agressive à l’égard des prix des denrées alimentaires. Certaines étiquettes, comme celles de la viande, sont fixées par le bureau national. La grande majorité – une liste de trois cents produits d’épicerie – est déterminée par des bureaux locaux sur la base des coûts de production de la région.

Toutes les épiceries sont classées en quatre catégories en fonction de leur taille et du type de services qu’elles proposent. Chacune se voit indiquer la marge qu’elle peut appliquer, un chiffre déterminé au niveau national. Pour calculer les prix plafonds locaux, les bureaux régionaux de l’OPA mesurent les coûts de production de chaque produit de la liste en utilisant les informations fournies par les fournisseurs concernés dans la région. Ils appliquent ensuite la majoration nationale appropriée à ces coûts. Le résultat donne un prix plafond précis pour chaque produit, qui varie en fonction du type de magasin et de la population qui le fréquente. Ce prix est régulièrement ajusté. Les épiceries sont tenues d’apposer une affiche indiquant la catégorie à laquelle elles appartiennent, ainsi que des panneaux indiquant le prix de vente de chaque produit figurant sur la liste des prix de la communauté.

Deuxièmement, et tout aussi important, l’OPA utilise un système géré par des bénévoles pour s’assurer que les entreprises respectent les prix plafonds. Il créé ainsi des (Comité de prix) Price Panels qui viennent suppléer les Commissions de rationnement (Rationing Boards) déjà opérationnelles, elles aussi animées par des bénévoles. Ces comités sont dotés de personnel sur la base des recommandations des organisations paysannes et communautaires locales, ainsi que sur celles des syndicats. Ils forment ensuite, et détachent, des dizaines de milliers d’Assistants-prix bénévoles, qui sont envoyés dans les magasins pour vérifier les étiquettes – le plus souvent dans les épiceries, mais aussi dans les restaurants au moins une fois tous les deux mois, dans les points de vente d’un grand commerce de services au moins une fois par mois, et chez tous les revendeurs de biens de consommation durables au moins une fois par mois.

Les directeurs sont prévenus des infractions constatées et si elles ne sont pas corrigées rapidement, les Assistants-prix signalent les épiceries à leurs Comités de prix qui ont le pouvoir d’infliger des amendes au bénéfice du Trésor américain. Les consommateurs sont également encouragés à dénoncer les contrevenants. Si un Comité de prix détermine qu’une infraction a été commise, les consommateurs ont le droit de recouvrer les trop-perçus ou d’intenter des actions en justice pour le triple de ce montant ou 50 dollars (le montant le plus important étant retenu).

Il va sans dire que les entreprises détestent ce système, en particulier le fait que l’OPA utilise des volontaires pour les superviser. Mais comme il s’avère efficace, le gouvernement le maintient à contre-cœur jusqu’aux derniers jours de la guerre. Du printemps 1943 à avril 1945, l’indice des prix à la consommation n’augmente que de 2 %. Le prix des denrées alimentaires baisse même de 4 %. Ce résultat est d’autant plus remarquable qu’il est obtenu pendant les deux dernières années de guerre, un moment où le taux d’emploi est au plus haut et la production de biens de consommation étroitement limitée.

Nous devrons non seulement mettre en œuvre des politiques nationales qui nécessitent la participation locale, mais aussi chercher les moyens d’élaborer des dispositifs qui l’encouragent. L’expérience des volontaires qui ont organisé et géré un système complexe de contrôle des prix pendant la guerre montre que la planification ne doit pas nécessairement se faire de façon verticale. En fait, c’est tout le contraire qui s’est produit : les efforts de contrôle des prix ont échoué jusqu’à ce que le système soit restructuré pour rendre possible la participation populaire. La promotion d’une participation significative de la communauté à la mise en œuvre des politiques constitue également l’un des meilleurs moyens de garantir que notre transition se fasse de façon à la fois démocratique et solidaire.

La planification : un sujet politique

Les logiques de classe ont fortement influencé la structure organisationnelle et les politiques des agences de mobilisation. Peu après la Première Guerre mondiale, le Département de la planification de l’armée américaine (US Army Planning Branch) commence à élaborer des plans pour une future mobilisation en temps de guerre13. Il consulte des représentants d’associations professionnelles, dont certains sont nommés officiers de réserve au sein du département de la planification afin de contribuer au travail. Les plans évoluent au fil du temps, mais tous prévoient une agence de mobilisation dirigée par un chef d’entreprise dédié qui supervise le travail des associations professionnelles autoorganisées. Il est ainsi prévu que l’armée détermine ses besoins et que les associations professionnelles décident de la manière dont leurs membres peuvent les satisfaire au mieux.

La question de la main-d’œuvre se pose également. Si la guerre est déclarée, certains militaires préconisent d’enrôler tous les hommes éligibles, puis de mettre en congé ceux nécessaires au travail dans l’industrie privée en leur versant une solde de soldat. D’autres demandent simplement la suspension de la loi sur les huit heures (Eight-Hour Act), la modification de la loi nationale sur les relations de travail (National Labor Relations Act) de façon à donner la priorité à la production, des réglementations du type « travailler ou combattre » (Work-or-fight) et l’affectation directe des travailleurs aux usines de défense.

Le président Roosevelt se montre critique à l’égard des plans de l’armée. Il entend éviter toute alliance entre l’armée et les entreprises pour contrôler la politique économique en temps de guerre. Pourtant, la structure sous-jacente des trois agences de mobilisation qu’il a créées s’avère ne différer que marginalement de ce que les partenaires de l’alliance souhaitent. Chaque agence, y compris le WPB, supervise le travail d’un certain nombre de divisions ayant de vastes domaines de responsabilité, tels
que les matériaux ou la production militaire, chacune d’entre elles étant subdivisée en de nombreuses sections industrielles. Alors que Roosevelt refuse d’autoriser les associations professionnelles à diriger les travaux des différentes divisions et branches industrielles, la quasi-totalité d’entre elles sont pilotées par des cadres sans rémunération spécifique, issus des entreprises mêmes qu’ils sont censés superviser. Comme l’a expliqué l’historien du travail Nelson Lichtenstein : « Près de 800 postes sont occupés par des cadres sans rémunération spécifique, prêtés par leur entreprise. Avec les officiers d’approvisionnement de l’armée, qui partagent les mêmes idées, les hommes qui peuplent les divisions industrielles président rapidement à une économie qu’on aura tout à fait pu qualifier d’administrée. Ils décident de la distribution des contrats, de l’affectation des ressources rares, de la coordination générale de la capacité industrielle et des besoins militaires14».

Sans surprise, les grandes entreprises sont les principales bénéficiaires de cet arrangement. Sur les 175 milliards de dollars de contrats de premier rang attribués entre juin 1940 et septembre 1944, plus de la moitié atterrissent sur les comptes des 33 plus grandes entreprises15. Cet arrangement permet également aux grands groupes de façonner à leur avantage le plan de reconversion d’après-guerre du WPB. Le fait qu’en dépit de ses réticences, Roosevelt ait fini par accepter cette prise de contrôle « en coulisses » du processus de mobilisation illustre le puissant levier dont jouissent les entreprises dans une économie capitaliste, en particulier en temps de guerre. Comme l’a déclaré Henry Stimson, secrétaire à la Guerre de Roosevelt, « si vous essayez de faire la guerre, ou de préparer la guerre, dans un pays capitaliste, vous devez vous arranger pour que les entreprises gagnent de l’argent à travers le processus, sinon elles ne joueront pas le jeu16».

Les dirigeants du CIO (Congress of Industrial Organizations), conscients des sentiments anti-ouvriers des militaires et des entreprises, proposent un plan de mobilisation différent, mais Roosevelt le rejette. Leur plan prévoit la création d’un Conseil de défense nationale composé de représentants des syndicats et de l’industrie et présidé par une personne nommée par le président, qui superviserait le travail des conseils industriels. Ces conseils auraient été composés d’un nombre égal de représentants du patronat, des syndicats et du gouvernement dans toutes les grandes industries.

Les syndicats paient le prix fort pour leur exclusion des principaux organes de planification. Ils ne disposent que de peu de moyens de résister aux attaques incessantes des entreprises contre les droits des travailleurs. Les syndicats étant entravés par leur engagement de renoncer à la grève, pris sous la menace d’une action gouvernementale, les directions ignorent délibérément la contestation des ouvriers face à des décisions qui violent les contrats syndicaux, créent des conditions de travail dangereuses et entraînent de nouvelles inégalités salariales. Les syndicats locaux doivent se contenter de faire part de leurs griefs au Bureau national du travail en temps de guerre (National War Labor Board), mais avec peu d’espoir d’obtenir une décision rapide et positive.

L’expérience de la Seconde Guerre mondiale montre que la planification constitue plus qu’un défi technique à laisser à des fonctionnaires assistés par des dirigeants d’entreprise déguisés en experts objectifs de la production. Au contraire, toutes les décisions pertinentes, y compris la structure, la composition et l’autorité des agences de planification, sont d’abord et avant tout des décisions politiques. Les choix effectués déterminent quels intérêts seront les mieux servis par le processus de changement. Si nous réussissons à créer des conditions politiques favorables à une action publique décisive pour transformer notre économie, on peut s’attendre à ce que les chefs d’entreprise présentent leur propre plan de changement. Nous devons être prêts à le contester.

Construire les capacités

Que peut-on donc faire pour avancer vers une transformation de l’économie politique américaine inspirée par l’éco-socialisme ? Pour commencer, nous devons créer un espace au sein de nos organisations pour étudier l’expérience de conversion de la Seconde Guerre mondiale, dont certaines des leçons présentées ci-dessus, afin de nous préparer aux défis que nous devrons probablement relever. Les exigences et les pratiques organisationnelles doivent également être évaluées afin de s’assurer qu’elles contribuent à renforcer le soutien public et les capacités de la communauté pour la transformation souhaitée.

Compte tenu du rôle essentiel que les travailleurs doivent jouer dans le processus de conversion, nous devons également convaincre les syndicats de modifier une disposition presque naturelle chez eux : plutôt que d’inviter leurs membres à taire leur point de vue, notamment en ce qui concerne la planification de la production, ils doivent dorénavant les inciter à activement remettre en cause les prérogatives de la direction17. Les travailleurs s’inquiètent, à juste titre, de la sécurité de l’emploi. Le danger des licenciements et des fermetures de sites invite à l’auto-censure. Il y a aussi la crainte de perdre son emploi à cause des politiques visant à fermer les entreprises qui fabriquent des produits nocifs pour la planète. Face à cela, nous devons aider les syndicats à donner à leurs membres la possibilité d’étudier des exemples réussis de planification et de reconversion menées par les travailleurs. Il s’agit de démontrer que cette stratégie peut au contraire conduire à protéger à la fois l’emploi et l’environnement.

Le projet “Locomotive verte” (« Green Locomotive ») en est un bon exemple. Plusieurs sections locales de l’United Electrical, Radio and Machine Workers of America (UE), en collaboration avec des militants écologistes et des représentants du gouvernement, mènent à l’heure actuelle une action visant à inciter leur employeur, Wabtec, à construire des locomotives à faibles émissions, plutôt que des locomotives diesel, et à obtenir des chemins de fer qu’ils s’engagent à les acheter18.

Deux initiatives plus importantes, qui n’ont pas abouti, méritent également d’être étudiées. En 1976, les travailleurs de Lucas Aerospace au Royaume-Uni se sont battus pour sauver leurs emplois pendant une période de réduction des budgets de la défense en élaborant un « plan d’entreprise » alternatif qui transformerait leur entreprise de fabricant d’armes en éco-fabricant de produits tels que des turbines éoliennes et des voitures hybrides19. En 2019, des travailleurs et des militants locaux, sous la bannière de Green Jobs Oshawa, ont tenté d’obtenir le soutien du gouvernement canadien pour la reprise et la conversion d’une usine fermée de General Motors afin de produire des véhicules électriques destinés aux agences gouvernementales20.

L’une des principales raisons de l’échec de nombreuses tentatives de reconversion est la réticence des agences gouvernementales à fournir aux travailleurs le soutien technique et financier dont ils ont besoin. C’est pourquoi nous devons faire campagne pour la création d’agences de reconversion au niveau des États [NDLR: par opposition au niveau fédéral]. Ces agences seraient chargées de fournir un assistance technique pour aider les travailleurs à élaborer des plans de production alternatifs, ainsi qu’une aide financière pour l’achat d’installations par un travailleur ou par le secteur public, le cas échéant. Les leçons tirées de l’expérience pourraient guider le développement d’initiatives de planification et de production plus étendues au niveau de l’État.

Nous devons également continuer à réunir les militants régionaux pour discuter de planification. Les efforts locaux en matière de planification devraient s’avérer particulièrement fructueux pour plusieurs raisons. De nombreuses conséquences du changement climatique sont ressenties différemment selon les régions, ce qui rend beaucoup plus efficace la planification de réponses régionales. En outre, bon nombre des ressources énergétiques et naturelles à gérer pendant une période de transformation sont
partagées par des États voisins. En outre, les gouvernements des États, les syndicats et les organisations communautaires sont susceptibles d’avoir établi des relations avec leurs homologues régionaux, ce qui facilite les échanges et la coordination.

Une question qui doit figurer à l’ordre du jour de ces réunions est celle de la forme appropriée de nos agences de planification et de mobilisation. Pendant la guerre, les militaires décidaient de ce qu’il fallait produire et les agences de mobilisation prenaient ces demandes comme des ordres. Une telle planification verticale orientée vers la production d’une gamme relativement étroite de biens n’est pas envisageable compte tenu de nos objectifs. Par conséquent, nous devons encourager l’exploration des moyens de structurer un processus de planification centré sur la communauté, capable de hiérarchiser nos nombreuses demandes et des agences de mobilisation ouvertes à la participation de la communauté pour l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques.

L’étude des efforts d’organisation régionale déployés en temps de guerre par les dirigeants du district 8 de l’UE peut mettre en lumière à la fois les défis et les opportunités. Il s’agit notamment d’un effort multi-États de planification (avant-guerre) de la reconversion, de conférences régionales organisées vers la fin de la guerre pour sensibiliser les travailleurs aux possibilités de planification de l’après-guerre et d’une campagne postérieure visant à établir une autorité de planification régionale dans la vallée du Missouri. Le syndicat continue de soutenir cette planification et a récemment plaidé en faveur d’un « réseau d’autorités régionales de transition juste (Just Transition Authorities), détenues par l’État et responsables devant les communautés et les travailleurs… afin de répondre aux besoins spécifiques des
différentes régions du pays en matière de réduction d’emploi et des émissions de carbone21 ».

L’objectif de ces suggestions n’est pas de détourner l’énergie d’’activité organisationnelle en cours. Il s’agit plutôt d’aider le monde associatif et militant à visualiser plus clairement les nouvelles possibilités de vie et de travail. Tout cela dans l’optique de développer la confiance, les connaissances et les relations organisationnelles nécessaires pour nous faire avancer vers le monde que nous souhaitons construire.


0. Professeur émérite d’économie à l’Université Lewis & Clark (Oregon).

1. Voir par exemple Michael Löwy, Bengi Akbulut, Sabrina Fernandes et Giorgos Kallis, « For an Ecosocialist Degrowth, » Monthly Review, 73, no. 11 (avril 2022): 56–58.

2. Christopher J. Tassava, « The American Economy during World War II, » EH.Net Encyclopedia, ed. Robert Whaples, 10 février 2008.

3. Hugh Rockoff, « The United States: From Ploughshares to Swords, » in The Economics of World War II: six great powers in international comparison, ed. Mark Harrison (New York: Cambridge University Press, 1998), 83.

4. Harold G. Vatter, The U.S. economy in World War II (New York: Columbia University Press, 1985), 28

5. Cité dans Gerald T. White, « Financing Industrial Expansion for War: The Origin of the Defense Plant Corporation Leases, » The Journal of Economic History 9, no. 2 (novembre 1949), 161.

6. Ibid., 158

7. Andrew Bossie et J. W. Mason, « The Public Role in Economic Transformation: Lessons from World War II, » Working Paper, The Roosevelt Institute, 2020, 9–10

8. J. W. Mason, « The Economy During Wartime,“ Dissent Magazine, automne 2017.

9. Pour une discussion de l’évolution et le mode de fonctionnement des agencies de mobilisation américaines et sur leurs politiques, voir Paul A. C. Koistinen, Arsenal of World War II: The Political Economy of American Warfare 1940–1945 (Lawrence, Kansas: University of Kansas Press, 2004) et Martin Hart-Landsberg, “Realizing A Green New Deal: Lessons From World War II, » Class, Race and Corporate Power 9, no. 2 (2021).

10. Cité dans Maury Klein, A Call to Arms: Mobilizing America for World War II (New York: Bloomsbury Press, 2013), 380.

11. L’armée prit sa revanche. Plusieurs mois après, alors que la direction du WPB avait changé, elle a exigé la réduction de la voilure de la Commission de planification. En réponse, les membres de la commission ont démissionné en masse.

12. Pour une discussion détaillée de l’expérience de contrôle des prix décrite ici, lire Martin Hart-Landsberg, « Popular Mobilization and Progressive Policy Making: Lessons from World War II Price Control Struggles in the United States, » Science and Society 67, no. 4 (2003). Un autre exemple de l’importance de la participation populaire concerne la création de centre d’accueil pour enfants en période de guerre, une initiative financée sur fonds fédéraux. Voir « Learning from History: Community-Run Child-Care Centers during World War II, » Reports from the Economic Front, 9 juin 2021.

13. Pour en savoir plus sur la lutte politique pour le contrôle du processus de planification en temps de guerre et des agences de mobilisation, voir Martin Hart-Landsberg, « U.S. Economic Planning in the Second World War and the Planetary Crisis, » Monthly Review 74, no. 9 (February 2023): 25–40.

14. Nelson Lichtenstein, Labor’s War at Home, The CIO in World War II (Cambridge: Cambridge University Press, 1982), 83.

15. Vatter, The U.S. Economy in World War II, 60.

16. Citation issue de Lichtenstein, Labor’s War at Home, 39.

17. Pour une discussion à propos de l’importance de ce travail, voir Simon Black et Sam Gindin, « Swords into Ploughshares, » The Bullet, December 21, 2021

18. Voir UE Newsletter, « A Green New Deal for People and the Planet, » non daté

19. Adrian Smith, « The Lucas Plan: What Can It Tell Us About Democratizing Technology Today?, » Guardian, 22 janvier 2014

20. Voir Sam Gindin, « Realizing ‘Just Transitions’: The Struggle for Plant Conversion at GM Oshawa, » The Bullet, 3 février 2020.

21. Pour plus d’informations sur ces initiatives, voir Martin Hart-Landsberg, « Lessons from World War II: The Green New Deal & the State, » Against the Current, no. 207 (Juillet-Août 2020).