Qu’est ce que le moment gorafique ? Frédéric Lordon en donne une définition assez claire : « Il y a du gorafique chaque fois que, confronté à une déclaration politique, on n’est plus en état de déterminer si elle est réelle ou grossièrement contrefaite à des fins d’épaisse caricature. »
La faiblesse de sa définition, si j’ose dire en toute humilité, est qu’elle se limite aux moments politiques. Mais le propre du gorafique, comme le dit l’auteur de l’article lui-même, c’est que c’est une « histoire de réalité désormais systématiquement en avance de la fiction ».
Il n’y a dès lors pas lieu de s’étonner que le concept dépasse sa propre définition, sitôt celle-ci posée. Le gorafisme se répand comme un virus – le covid aura au moins aidé, et non réussi, à faire comprendre les concepts de propagation exponentielle. Dès qu’un corps social est touché – ici le politique, on a à peine le temps de commencer à identifier des règles, des invariants, comme on aime à le faire en mathématiques pour comprendre les choses, qu’un autre a déjà dépassé la définition précédente.
On aura pu apprécier les moments gorafiques politiques, ces moments où l’on hésite en franche rigolade, doute et dégoût avant de devoir chercher ailleurs si vraiment la chose a eu lieu. La mort de Steve n’a rien à voir avec l’intervention de la police. L’immolation d’Annas n’était pas un geste politique. La réforme des retraites est une réponse au mouvement des gilets jaunes. Tout ceci a eu lieu, et l’article de Lordon en détaille d’autres.
Mais voilà maintenant qu’il nous faut apprécier les moments gorafiques capitalistes. Telle entreprise vient de lever 680 millions de dollars pour faire des cartes panini basées sur la blockchain. Et oui. C’est dur, c’est la réalité. Elon Musk veut envoyer des publicités dans l’espace. Et oui. Dur à avaler. Jeff Bezos s’envoie en l’air dans un chibre spatial. Dur, réél. Absurde, mais c’est comme ça que ça marche. Désormais il faudra s’y faire.
Alors qu’on se rassure tout de suite en relisant la théorie et en réécoutant Aphatie et ce bon vieux Tirole : le marché est la manière la plus efficace d’allouer les ressources au service de l’intérêt général. La main invisible agit glorieusement pour nous permettre de bénéficier du génie de nos entrepreneurs. Et puis l’instant où l’on a refermé les Echos ou le torchon de l’institut Montaigne on se ressaisit : 680 millions pour des cartes panini ? Qui en plus n’existent même pas ? On refait les calculs et il faut bien y arriver : les comptes sont pas bons Kevin. Avec ces 680 millions, on pourrait financer cinq fois le projet prometheus de moteur Ariane réutilisable, deux fois le secours populaire, ou une bonne part du programme Astrid. Mais la main invisible préfère les cartes panini.
Le charme spécial du capitalisme gorafisé, c’est qu’il résonne dans les yeux de merlan frit de nos ministres. Il faut dire qu’eux mêmes étant gorafisés jusqu’à la moelle, il n’y a pas à s’étonner. Que trouve à dire Cédric O sur les cartes panini à 680 millions ? Que c’est presque une licorne. Incroyable mais vrai. Ça y est, les levées de fonds atteignent des records. Pour quoi faire ? Qui s’en soucie ? L’important c’est que les chiffres soient là. Une palanquée de zéros alignée, ça suffit à les faire frémir.
J’aurais tendance à ne mettre en cause que les idiots qui nous gouvernent. Ils sont trop biberonnés à la croissance, n’ont pas le moindre début de compétence technique ni souci de l’intérêt général, en bref, ils sont cons comme des valises. Mais comme toujours, ce n’est pas leur faute. Sans qu’ils soient innocents, ils ne sont qu’un morceau du mouvement général de crise organique. Ce sont les structures des choses qui ont permis leur émergence, comme ces mêmes structures ont permis les panini à 680 millions. Cette structure, c’est celle du capitalisme gorafisé, du capitalisme finissant, du capitalisme tout court.
Le capitalisme, rapport social de domination, se contentait autrefois de dominer, violemment. Mais au moins il produisait, ou plutôt faisait produire, à coup de fusil dans les grévistes s’il le fallait, mais faisait produire des voitures, des avions, des trains. Voilà qu’il ne produit plus et que, non content d’opprimer, il prend goût à humilier. Et pas seulement d’humilier par le rapport de domination, mais d’humilier par l’absurde des objets nouveaux qu’il se donne et dans lesquels il embringue les gens.
Si vous n’êtes pas encore anticapitalistes, c’est le moment de le devenir, et vite.