Nous avons déjà eu l’occasion de manifester à plusieurs une opposition raisonnée au projet d’implantation de Total à Polytechnique (tribune Le Monde du 7 mars 2020) : Vive Total ! Mais non à l’emplacement envisagé ! Oui si c’est avec les autres entreprises (Thalès, EDF) sur le campus de Saclay ! En complément, on peut se demander comment un tel accord Total-Polytechnique a été signé sur un coin de table de Conseil d’Administration, entre le précédent président de Polytechnique J. Biot et le président de Total P. Pouyanné.
Dans n’importe quelle société anonyme, une convention passée entre la société et l’un de ses administrateurs s’appelle une convention réglementée et nécessite un rapport spécial du Commissaire aux comptes. Polytechnique n’est certes pas une S.A., mais la signature de cette convention pose clairement la question d’un rapport privilégié avec un des administrateurs, qui a ainsi un accès bien plus facile à la prise de décision. Et d’ailleurs pourquoi Total et pas une autre entreprise – un de ses concurrents pétroliers, ou d’un autre secteur industriel, ne pourrait-il pas bénéficier de ce traitement de faveur ? (un bâtiment au cœur du campus polytechnicien, au loyer très favorable).
Dans cette affaire, ce n’est pas une motivation « écologique » qui suscite notre vigilance (Total comme groupe pétrolier donc « pollueur ») ; ceci c’est un peu comme l’argument dual, ceux qui se croient obligés de défendre Total sur le thème « gna gna c’est le plus grand groupe français, un fleuron de notre industrie ». De même, à nos camarades qui nous disent, à raison : « oui mais la recherche mixte privé/université c’est à encourager », nous répondons que c’est vrai, mais qu’il ne faut pas confondre une unité mixte CNRS/Total comportant une dizaine de chercheurs de l’entreprise (comme il en existe déjà à l’X avec Total, le laboratoire LPICM), avec un centre de recherches 100% Total, comportant 200 p., en plein cœur du campus et qui prétend l’animer, y compris en soirée par des manifestations dédiées.
En fait, ce que nous défendons, c’est tout simplement le respect d’une frontière entre public et privé : comment peut-on ainsi, sur un coin de table, sans stratégie et sans autre forme de procès, avaliser la dévolution du domaine public académique ? Comment des administrateurs représentant l’État peuvent-ils accepter cela ? Ceci semble illustrer ce que la Cour des Comptes avait écrit dans un récent rapport détaillé : « L’École polytechnique exploite des marges de manœuvre qui lui sont trop largement consenties au-delà de son autonomie statutaire […]. » (Le Monde du 25 février 2020, et notre échange consécutif par courriel avec le conseiller référendaire Emmanuel Glimet).
Que le Conseil de l’AX soit transparent sur le sujet (à la notable exception d’une administratrice, qui a émis quelques réserves sur le sujet en séance du 11 mars 2020 – il existe donc des hauts fonctionnaires encore vigilants), c’est un peu habituel… Mais que les administrateurs au Conseil de l’X laissent passer cela… De personnalités qualifiées comme « l’excellent D. Ranque, membre du gotha institutionnel » on n’attend pas qu’il dévie de la ligne « officielle » … cependant des administrateurs représentant l’État (liste ci-dessous) on attendrait un peu plus d’attention quant à la dévolution du domaine public :
La dernière entourloupe est, compte tenu des oppositions qui montent, chez les élèves, chez les kessiers, chez certains anciens élèves, de transformer le projet Total en un Innovation Park, qui ne change rien au sujet et n’est pas susceptible de nous endormir (une entourloupe de consultant, sans doute). Cette volte-face fleure l’amateurisme – comme déjà dans la désignation : Innovation Park !
Tout ceci pose aussi d’autres problèmes connexes de séparation public-privé – interférant, et sans doute pas modérément, dans cette « affaire Total-X » : un conseiller ministériel, Ph. Baptiste (il n’est pas membre d’un Corps, mais chercheur) entrelarde depuis 4 ans sa carrière de postes chez Total et en cabinet ministériel (il est actuellement conseiller éducation & recherche au cabinet du Premier ministre) ! À ce stade, ce n’est plus du rétro-pantouflage, ce sont des stages en alternance…
L’ensemble de ces éléments nous rend très réticent sur ce projet Total-Polytechnique : nous espérons que les administrateurs de Polytechnique y réfléchiront à deux fois – et ce malgré le risque de jusqu’au-boutisme du PDG de Total, qui fait là une faute politique, et qui n’aime pas qu’on lui résiste (c’est bien ça le problème de l’oligarchie en France – il faut pourtant qu’elle se confronte à une certaine idée de l’État qu’il est à présent indispensable de rappeler).
(site du comité de mobilisation X-Total)
Tant qu’on y est : évoquons ici un autre projet immobilier de Polytechnique. Il s’agit des anciens bâtiments de la Montagne Sainte-Geneviève, rue Descartes à Paris. Un permis de construire a été déposé – c’est l’immobilier tous azimuts, hardi, petit ! – pour une transformation radicale de ce bâtiment, permis que nous nous sommes procuré : création de trois niveaux de sous-sol (dont un amphithéâtre pour 700 p. et un parking), et couverture de la cour par une verrière « afin d’en faire un lieu polyvalent de rencontre, d’exposition et de réception ».
On se demande comment l’Architecte des Bâtiments de France a accepté cela, et comment les riverains ont laissé faire. Y a-t-il besoin pour Polytechnique à Paris d’un tel lieu de réception somptueux voire somptuaire ? Aux dernières nouvelles – et il y a peu d’informations, notamment à l’AX sur le sujet (juste un entrefilet dans une réunion de CA en 2019) – ces travaux ne pourraient être entrepris qu’avec le soutien financier de… groupe Arnault-LVMH, quitte à ce que l’amphithéâtre porte le nom du magnat-nime Bernard Arnault (X70) – un peu comme le DrahiX Center à Palaiseau. Il s’agit cette fois de mécénat, à la différence du projet Total qui est une prise de possession du domaine public académique : cependant la frontière n’est pas si facile à tracer, comme dans tous ces « partenariats » privé-public – n’y aura-t-il pas des manifestations de prestige LVMH, Dior, etc., utilisant ces salles de réception, et sans rapport avec l’objet public et académique de l’X ? Mécénat privé, quand tu nous tiens…
En attendant, la conséquence immédiate est la suivante : l’AX et La Jaune et la Rouge, sises depuis 1976 (date du déménagement à Palaiseau) rue Descartes, doivent déménager cet été 2020 à la Maison des X dans le 7e, gérée par ACOR ou autre… Fini la convivialité des réunions de groupes polytechniciens sur la Montagne Sainte-Geneviève (dont le groupe X-Alternative, mais pas seulement !), ou des sympathiques cocktails estivaux qu’organisait l’AX dans ce jardin (jardin lui-même condamné à disparaître, ☹). On y reviendra peut-être, lors du prochain défilé de mode LVMH j’imagine ?
Addendum du 2 juillet 2020
Lors de l’Assemblée générale de l’AX du 22 juin (par visio), j’avais posé une question de demande d’informations sur ce projet X/AX/LVMH rue Descartes. Le président de l’AX M. Lahoud avait immédiatement passé la parole (presque ironiquement, du style « c’est son sujet ») au Secrétaire général de l’AX, Jean-Baptiste Voisin (X88), qui m’avait fait une réponse très peu informative. Je m’aperçois ce jour que Jean-Baptiste est SG de l’AX depuis 2016, mais aussi directeur de la stratégie LVMH depuis 2006 (après dix ans chez McKinsey): ça aide pour les projets communs X /AX /LVMH comme celui de la Montagne Ste-Geneviève !
Addendum du 2 octobre 2020
J’ai enregistré , à la demande de J.-Ph. Denis, éditeur de la Revue française de gestion, sur sa chaîne Xerfi, une vidéo (enregistrée en juillet, publiée en septembre): https://www.xerficanal.com/iqsog/emission/Alexandre-Moatti-L-affaire-Total-a-polytechnique-ou-en-est-on-_3748797.html