« Que se passerait-il si on réduisait d’un dixième vos allocations d’eau ? » La question est posée par de jeunes polytechniciens à des industriels au début des années 1960. La réponse est sans appel : une telle baisse obligerait à fermer les ateliers.
La décennie 1960 était un tout autre monde : il n’y avait pratiquement pas de chômage, et de grands conglomérats industriels fleurissaient dans le Nord de la France. Le groupe Usinor créait alors sa grande usine à Dunkerque, pour laquelle des perspectives d’approvisionnement en eau posaient problème : il y avait bien dans le périmètre une nappe phréatique, mais qui était soumise à un régime contrôlé des prélèvements depuis 1935, et dont le niveau continuait de baisser. À tel point qu’était considéré sérieusement un projet tout aussi fantasque que dispendieux de construction de station de désalinisation d’eau de mer. C’est pourtant dans ces conditions, que nos jeunes ingénieurs parviennent à faire passer une réduction des allocations qui théoriquement devait porter un coup fatal à toutes les industries de Dunkerque.
Retour au contexte : la loi sur l’eau de 1964 vient d’être votée. À l’époque, l’État acte du caractère décisif de la ressource dans le développement du pays. Les agences de l’eau, doublées de dispositifs de financement originaux voient le jour. Elles sont dotées de ressources propres, puisque les utilisateurs d’eau sont soumis à une redevance sur les prélèvements d’eau et les rejets. Hubert Levy Lambert, autre X, conçoit la redevance de manière incitative, comme un outil financier qui servirait d’aiguillon vers l’investissement le moins onéreux pour la nation. Suivant l’esprit du Commissariat Général au Plan, le système de la redevance devait permettre de déterminer ce choix et d’inciter les secteurs fortement consommateurs à l’optimisation. Cet épisode de l’histoire de l’administration française compte une forte présence de polytechniciens, notamment Yves Martin, nommé directeur de l’agence de l’eau du Nord. Ce trentenaire réussit à convaincre des ingénieurs généraux confirmés (à l’époque ces derniers prenaient leur retraite à 70 ans) d’adopter la redevance, par laquelle le financement de la production des volumes d’eau serait assuré par les cotisations de l’ensemble des usagers de l’eau, au prorata des quantités nécessaires. Contre toute attente, la redevance fut votée et acceptée par les industriels. In fine, Usinor revient sur sa feuille de route et trouve le moyen de réduire sa consommation d’eau. Les prélèvements diminuent, la nappe du Nord est sauvée et il n’est pas nécessaire d’investir dans une usine de désalinisation.
Cet épisode singulier de l’administration de l’eau, injustement méconnu, est raconté par Thierry Gaudin et Ivan Chéret, lors d’une journée d’hommage à Yves Martin au début des années 2010. Ingénieur des Mines, Martin a évolué durant les décennies 1960-1990 entre Administration Centrale et Ministères de l’Industrie et de l’Environnement. Un coup d’œil à la liste des interventions (Laville, Jancovici) montre que Martin a joué un rôle discret mais capital de tuteur de toute une génération de hauts fonctionnaires et entrepreneurs connus pour leur engagement face aux défis environnementaux.
Dans ses notes posthumes, Martin faisait le constat « qu’il est le plus souvent plus coûteux (parfois beaucoup plus coûteux) de recourir à des ouvrages collectifs que de modifier les comportements des usagers ». Chéret et Lefort soulignent que cette vocation de la redevance à aiguiller vers l’investissement le moins onéreux a plus ou moins disparu, avant d’être retiré des textes de loi sur l’eau, même si Yves Martin et Yvan Chéret tentèrent de l’empêcher. Dans ses notes, Martin exprime un certain regret quant à l’évolution prise par la redevance : « on doit regretter que les agences aient été poussées à aider à la réalisation d’ouvrages qui n’étaient pas toujours d’intérêt commun, on peut craindre qu’elles n’aient finalement facilité une inflation de la dépense publique plutôt que de rechercher constamment l’efficacité dans la gestion de la ressource ».
L’actualité récente démontre que des aspects ambitieux de la politique de l’eau des années 1960 ont été abandonnés. On peut revenir rapidement sur ce point avant de présenter des constats et solutions proposées par Yves Martin qui gardent toute leur pertinence.
À vrai dire, la comparaison est plutôt cruelle entre l’épisode Usinor et l’action publique récente. Elle l’est tout autant pour les ouvrages collectifs qui font la controverse aujourd’hui. Là où une usine de désalinisation, par son solutionisme technologique, pouvait marquer les esprits, les gigantesques réserves qui font actuellement polémique sont d’une allure résolument simplette.
En quoi consistent ces réserves ? Ce sont des bassins creusés dans les champs puis doublées de plastique, que l’on appelle parfois méga bassines. Remplies par des prélèvements souterrains effectués du 1er novembre au 31 mars, elles sont destinées à stocker l’eau en vue de son utilisation estivale pour l’irrigation des cultures de maïs. Le principe consiste à constituer un stock pour un usage ultérieur, puisqu’en remplissant la réserve en période hivernale, on cherche à réduire les tensions sur la période sensible. De fait, les bassines permettent aux irrigants de contourner des limites à la fois physiques (les faibles précipitations estivales) et administratives (les réglementations en vigueur durant les arrêtés sécheresse). Les avantages de ces réserves sont immédiats pour ceux des agriculteurs qui en bénéficient : elles leurs procurent un volume sécurisé et connu d’avance, qui offre de nouvelles opportunités vers des cultures rentables. Mais pour la collectivité, les effets sont bien plus mitigés.
Des précédents en Espagne montrent que sur les bassins versants où elles sont répandues, les réserves amplifient la sévérité et la durée des sécheresses. Les bassines provoquent aussi une augmentation de la consommation. Sans bassine, l’eau est virtuellement disponible au prélèvement, mais reste dans les cours d’eau ou les nappes. Avec les bassines, la mise en stock de l’eau a pour effet de transformer une possibilité de prélèvement restée théorique en quantité d’eau immédiatement mobilisée. Les réserves ont ainsi provoqué la mise en irrigation de terres auparavant non irriguées et la modification de l’assolement au détriment de cultures vivrières, moins consommatrices en eau. Les bassines sont également sources de tensions sociales car elles n’assurent pas un égal accès à l’eau des agriculteurs : les éleveurs, les céréaliers non irrigués, ou les agriculteurs impliqués dans la protection des aires d’approvisionnement en eau potable ne bénéficient pas de cette aide. À plus large échelle, les bassines tendent à démarrer un cercle vicieux de nouvelles demandes qui légitiment la création de nouvelles retenues, qui à leur tour posent le risque d’une pénurie voisine, puisque les réserves sont remplies hors des période de tension mais sans prendre en compte les besoins en aval du bassin versant.
Des études affaiblissent l’argument des prélèvements hors de périodes de tension, puisque les faibles précipitations hivernales rendraient les marges de prélèvements faibles y compris à cette période. D’autres émettent des réserves concernant le principe-même de retenues artificielles en surface : pour réduire l’impact des sécheresses et des précipitations intenses vouées à s’amplifier avec le changement climatique, il ne s’agirait pas tant d’économiser l’eau, que de la placer au bon endroit, dans les sols et les cours d’eau, plutôt que de la soumettre à évaporation et contamination dans des réservoirs en surface.
Face à ces piètres performances, les vannes des financements publics s’ouvrent pourtant avec générosité, en dépit de l’illégalité de certains projets qui sont en violation avec les directives européennes. En France, un plan de soutien des bassines avait été entrepris en 2011, visant à faire subventionner à 70 % la création de réserves par les agences de l’eau. Ce plan fut soumis à un moratoire éphémère sous la présidence Hollande, rapidement levé par la suite.
Illustration au niveau local : Dans la Vienne, le bassin du Clain, qui souffre d’un déséquilibre chronique entre prélèvements et ressources disponibles, est classée en Zone de Répartition des Eaux (ZRE) depuis 25 ans. Dans l’objectif d’un retour à l’équilibre, le préfet a notifié en 2012 la baisse des volumes prélevables pour l’ensemble du bassin du Clain. L’année suivante, la moitié des irrigants de la Vienne se constituent en Sociétés Coopératives Anonymes de Gestion de l’Eau (SCAGE). Ces sociétés lancent un ensemble de projets de 41 réserves de substitution sur le bassin du Clain, qui vise à contourner le classement en ZRE et arroser comme au temps d’avant les sécheresses à répétition. Les réserves comptent sur un financement public à hauteur de 70%, soit plus de 44 M€ de l’Agence de l’eau. En plus de la subvention publique, les irrigants adhérents des SCAGE ont obtenu à titre dérogatoire des volumes d’eau supplémentaires en sus de leurs volumes prélevables, jusqu’à la construction des réserves. À l’inverse, les non adhérents de ces sociétés subissent une baisse de leurs volumes et contribuent au retour à l’équilibre. On fait ainsi face à une distorsion supplémentaire d’un des principes de la redevance de l’eau, décrit par Martin comme une solidarité physique et financière à échelle de bassin entre les différents usagers de l’eau. Alors que la subvention, pour chaque projet, se chiffre en dizaines de millions, les procédures régulières ont été contournées. En temps normal, le financement par une agence de l’eau est conditionné à la rédaction d’un Projet de Territoire de Gestion de l’Eau, qui partage la ressource entre tous les usages. Mais un tour de passe-passe administratif a été réalisé : le PTGE a été remplacé par un Projet de Territoire Agricole Irrigants (PTAI) pour obtenir des financements publics. Le contournement du PTGE permettait aussi de faire l’économie d’une étude Hydrologie Milieux Usages Climat (HMUC), condition préalable aux PTGE. Une étude HMUC fut toutefois commandée par la communauté locale de l’eau, qui concluait au bilan négatif des réserves. Dans le Clain, les projets de bassines avaient déjà été refusés par l’agence de l’Eau. Mais aujourd’hui, les représentants de l’État se sont joints aux porteurs de projets en faveur du financement public. Dans le reste de la France, les dérogations préfectorales en faveur des bassines se multiplient, orientant ainsi vers une solution non seulement inéquitable, mais aussi insatisfaisante sur les plans économique et environnemental.
On a beaucoup parlé de cette part d’auto sabotage de la puissance publique qui distribue les largesses de la redevance sans aucune contrepartie. Elle n’est bien sûr pas récente et on retrouve des anecdotes assez pittoresques dans les notes d’Yves Martin. Par exemple, une vieille restriction portant sur l’arrosage le dimanche en Beauce en cas de sécheresse, mesure « sans portée pratique compte tenu de la surcapacité de pompage disponible qui permet de capter le reste de la semaine ce qui ne l’est pas le dimanche ». Du fait de l’hostilité des agriculteurs, la préfecture n’avait pas retenu la mesure hydrologiquement efficace : interdire les arrosages de la fin du printemps, de faible valeur économique. Au début des années 1960, on décide de mobiliser les archives des entreprises de forage afin de cartographier les forages privés. 30 ans plus tard, le chantier, toujours inachevé, est jugé irréalisable : faiblesse étonnante de la puissance publique, face à de simples carnets d’ateliers. Ces exemples pourraient sembler archaïques, mais ils sont toujours d’actualité. Si les pouvoirs régaliens et la responsabilité de l’État vis-à-vis de l’eau sont importants, les textes législatifs sont très loin d’être appliqués. Sur des sujets complexes et ambitieux comme le retour au bon état de l’eau, mais aussi sur des points plus basiques comme la déclaration de captages d’eau pourtant prévue par le législateur depuis 1935 : « il est clair que les textes sont très loin d’être appliqués et que leur mise en œuvre exigerait des effectifs dont l’administration ne semble pas disposer ». Martin soulignait qu’il est plus attrayant pour une administration de délivrer des autorisations que de consacrer ses moyens à des activités ingrates et difficiles telles que les contrôles de prélèvement ou la chasse aux pollutions. La bienveillance des pouvoirs publics s’explique aussi par un déficit structurel : quand la police de l’eau manque de moyens, fatalement, les bassines donnent la confortable illusion de pouvoir faire l’économie du contrôle de prélèvements en milieu naturel. L’histoire montre cependant qu’il n’existe pas de destin hydrique, pour peu qu’il existe une volonté politique. Martin revient ainsi dans ses notes sur des dispositifs appliqués dès la fin des années 1950 dans plusieurs départements, avec moyens, personnel administratif et nombre de journées ingénieurs dûment consacrés.
Martin était loin d’être un malthusien de l’eau : il écrit même que l’impératif de conservation des captages eau potable pouvait mener à trop restreindre l’irrigation. Il rappelait cependant que sur le marché des denrées agricoles, chacun utilise l’eau pour exercer son activité avec le maximum de profit : « Aucun des utilisateurs de la ressource n’a un besoin d’eau incompressible. Si le coût d’accès à la ressource en eau augmente, chaque utilisateur réduira son prélèvement par des économies internes (recyclages dans l’industrie, choix d’autres cultures ou d’autres variétés végétales en agriculture) ».
Martin a rédigé un rapport sur les eaux souterraines dans lequel on trouve des pistes de réflexion pour favoriser une irrigation bénéfique à la collectivité, notamment par un mécanisme d’aide aux équipements qui permettrait de limiter l’irrigation aux quantités d’eau strictement nécessaires. Il proposait aussi une analyse économique de la rentabilité collective de l’irrigation qui ne se limite pas au calcul de la rentabilité privée individuelle, mais considère le coût réel de subventions aux investissements. Ce calcul devait également intégrer les externalités positives (il devançait en cela les fameux services environnementaux) mais aussi d’autres idées plus difficilement monétisables : le maintien du tissu rural, le surplus d’activités engendré dans la filière agricole, ou aussi la coexistence rendue possible sans conflits permanents entre l’activité agricole et la qualité du milieu aquatique.
Martin soulignait aussi qu’il est compliqué d’obtenir la coopération des irrigants alors qu’il est indispensable qu’ils respectent les lois et règlements dans l’intérêt de tous et dans leur propre intérêt. À l’époque où il rédigeait, les agriculteurs constituaient la seule catégorie dont les prélèvements augmentaient rapidement. De nos jours, l’irrigation a augmenté dans toutes les régions de France, selon les chiffres du Recensement Général Agricole 2020. Cette tendance n’épargne pas les régions pour lesquelles le partage des ressources fait l’objet de tensions. Face aux risques de mal adaptation agricole, les pistes suggérées par Martin pour redistribuer la redevance dans le secteur agricole mériteraient d’être convoquées aujourd’hui : « dans les cas où il serait politiquement admis que le paiement des redevances de droit commun conduirait à des transferts économiques inacceptables, il convient de prendre des dispositions pour qu’une partie du produit des redevances (voire la totalité lorsque ce serait justifié) soit redistribuée à l’économie agricole des secteurs concernés (ou mieux à l’économie rurale de ces secteurs) sur des bases indépendantes des choix faits par les agriculteurs en matière d’irrigation ».
Pour achever ce tour d’horizon rapide, on peut ajouter qu’on retrouve d’autres aspects intéressants de l’œuvre de Martin dans les billets d’hommage qui lui sont consacrés dans la Jaune et la Rouge, qui tissent une cartographie de liens affinitaires basés sur une conception partagée de la vocation et de l’intérêt général. Les milieux ingénieurs, naturellement plutôt inclinés vers l’avenir et les réalisations futures, sont peu tournés vers le passé. On peut le regretter, dans la mesure où les défis climatiques ne se résoudront pas à coups de ok boomer, et puisque, comme pour beaucoup de sujets, les problèmes et leurs solutions ont déjà été pensés par les générations précédentes.