Questions posées à Frédéric Lordon autour du thème : « Conditions de réalisation d’une alternative à l’ordre néolibéral ».
Playlist disponible ici.
Bloc 1
1. 1 : Convenir du mode opératoire. Si on part du principe que la cible visée est le système capitaliste et le néolibéralisme, dont l’hégémonie est indéniable, la question du mode opératoire pour son renversement n’est-elle pas fondamentale ? A savoir cette alternative peut-elle raisonnablement advenir au terme d’un processus électif classique dans le contexte français où l’arrivée au pouvoir de l’actuel président a largement réduit la capacité des partis de gauche à prétendre sérieusement à l’exercice du pouvoir (en supposant toutefois que ces partis de gauche soient le meilleur vecteur pour l’émergence de cette alternative) ?
1.2 Dans le cas d’une hypothèse peu probable d’une victoire de notre camp à moyen terme (2022 ou après), ça va tanguer sévère (médias, marchés, patronat, police), quelle articulation entre nos principes démocratiques et humanistes et la nécessité de la « guerre contre les blancs » et la violence fomentée par le mur de l’argent (pas seulement sur la scène financière ou bancaire mais aussi judiciaire voire « constitutionnelle ») ? Nos ennemis qui ne manqueront pas d’utiliser des « armes » (au sens large) très puissantes (cf. Amérique latine, Grèce, … : mensonges, violences, guerre des prix alimentaires, etc.). Autrement dit, on ne va pas mettre en place de goulag bien sûr mais quel comité de salut public construire et avec quels outils ?
1.3 Le thème porte à penser l’après et c’est important, crucial même, mais “l’actualité” depuis maintenant 1an étant ce qu’elle est, on a du mal à se sortir de la question préalable : comment renverser la table, le pouvoir en place qui la tient, pour s’y substituer et mener à bien l’alternative..
Militer, convaincre les gens pour gagner l’hégémonie culturelle, politique bien sûr, mais encore une fois vu l’ambiance on se dit que ça ne va peut-être pas suffire … et puis c’est un peu long, même si, l’accélération de l’histoire produit ses miracles.
Quelle moyens avons nous, lesquels sont envisageable, ne le sont pas ?
Exemple par deux grands points, au vu du contexte on se demande si :
Est-ce encore raisonnable de jouer le calendrier électoral ? (Présidentielle notamment principale élection d’importance…)
– Si oui, qu’en dire, que faire ?
La FI ayant donné espoir de pouvoir “gagner l’État” et amorcer le changement avant d’effectuer une sorte de retour en arrière lamentable post 2017)
On semble à nouveau se retrouver sans force politique constitué pour mener cette bataille, peut-on construire quelque chose d’ici 2022 ? (Un mélange de GJ et du mouvement social actuel ? et puisqu’il faut bien une figure/candidat, un Ruffin semblant pour un certain nombre pouvoir incarner la jonction, mais lui semble s’affairer a présent a plutot conquérir la petite bourgeoisie écolo type EELV … Ou alors Boulo ?)
– Dans le cas contraire, là encore que faire ?
Une Grève “générale” suffirait elle à faire basculer le pouvoir ?
Valable en partie pour 36 et 68 semble-t-il, mais aujourd’hui ? Face a un pouvoir jusqu’au-boutiste qui a l’air de préférer l’escalade de la répression et avec des années de défaites précédentes.
Comment y résister, et sortir vainqueur alors ?
Les forces n’étant pas inépuisables ne faudrait-il pas inévitablement frapper vite et fort ? Très, fort.
1.4 Dans votre nouveau livre “Vivre Sans ?” vous remettez au goût du jour l’idée de grand soir.
Pourtant dans un précédent livre “Capitalisme Désir et Servitude, Marx et Spinoza” vous disiez p. 198 :
“Aussi «le libre épanouissement de chacun, condition du libre épanouissement de tous» est-il une affaire moins simple que ne le suggèrent Marx et Engels dans le Manifeste, et le meilleur moyen de sauver l’idée d’émancipation est sans doute de rompre avec l’idée du grand soir de l’émancipation, irruption soudaine et miraculeuse d’un ordre de rapports humains et sociaux tout autres.”
Est-ce une évolution de votre part ou bien trouvez-vous compatible ce que vous dites actuellement avec ce que vous disiez jadis ?
Mon objectif n’est pas de vous mettre face à vos contradictions par vous embêter mais bien de comprendre votre cheminement intellectuel et ce qui motive ses éventuelles évolutions.
Bloc 2
2.1 Constitution d’une masse critique organisée. Le système actuel, compte tenu de sa puissance extrême, ne peut laisser sa place que face à une remise en cause massive des populations. Or les mouvements revendicatifs sont très hétérogènes, volontairement indépendants, et probablement peu efficients sur la durée. N’est-il pas nécessaire de canaliser cette énergie d’une manière ou d’une autre ? Et si oui comment ?
2.2 Comme vous le suggérez en fin de votre livre, ou le développez plus dans des interventions comme celles chez “Hors Série”, si on devait résumer la ligne à tenir, ce serait donc : “la force doit venir de la rue, et quand bien même un gouvernement progressif de gauche devait parvenir au pouvoir, il faudra qu’on y adosse une farouche menace populaire pour qu’il sache qu’il n’a pas d’autre issue que de tenir tête au capital”, et comme vous le notez avec un certain “vertige”, se pose la question de la violence. En deux mots : “aux armes”, symboliquement – ou pas. Même si j’en partage l’analyse, ne pensez-vous pas que c’est précisément la raison qui explique le succès d’une pensée du “vivre hors”, de la “sécession” , plus que du “grand soir” que vous lui opposez (ou du moins dont vous appelez à ce qu’elle se complète) ? J’entends par là le fait que la “prise d’armes”, la question de la violence – la révolution en un mot – engage, et engage fortement sur le plan judiciaire. Ne pourrait ce pas être là ce qui en dissuade, et en contraste donne du crédit à l’espoir d’une sécession “sans risque” (entre guillemets car on sait ce qu’il advient des ZAD au niveau de la répression, mais au moins ce risque est reporté à plus tard, moins immédiat) ? Finalement là encore la question n’est-elle pas comment vaincre la peur polico-judiciaire ?
On pourrait arguer que quand le peuple est dos au mur il n’a plus peur (“ils nous ont tout volé même la peur” lisait-on au Chili), mais n’est-ce pas attendre trop tard ? Si une révolution tarde à venir, ne risque-t-elle pas d’être d’autant plus propice à être rattrapée par toutes les éventualités, en particulier les moins progressistes ?
14. Vous avez déclaré que vous étiez un penseur et pas un homme d’action, de mémoire, peut-être après le relatif échec de “Nuit Debout”. N’est-ce pas l’action qui manque aujourd’hui, et pas la pensée ni le diagnostic ? Qu’est-ce qui vous empêche d’être un homme d’action ? Ce qui vous en empêche serait-il aussi ce qui en empêche tous les autres ? Et dans ce cas, ne faut-il pas tenter de le dépasser ?
Bloc 3
3.1 Poser le problème et partager l’analyse. Les masses susceptibles de se mobiliser pour cette alternative (type gilets jaunes, infiltrés et autres corporations) ne devraient-elles pas se doter au préalable d’une compréhension objective de base des mécanismes actuels à l’œuvre dans la société de manière à inscrire leurs revendications dans un ensemble théorique qui les renforce ? Si oui, comment organiser à grande échelle ce partage d’analyse ?
3.2 Au vu de la faillite des partis et syndicats de gauche, quelle solution voit-il pour faire émerger des cadres politique du peuple ?
Bloc 4
4.1 Supposons que le peuple se soulève et balaye les institutions actuelles en profondeur. Le nouvel état qui surgira après une inévitable période de transition aura tout de même besoin d’une police. D’une police probablement très différente de celle d’aujourd’hui, mais d’une police quand même. Comment la former sinon en réutilisant les policiers actuels ? Dans le cas contraire, que faire de ces policiers aux compétences souvent limitées à leur mission ? Par ailleurs, le chemin que prennent les choses est celui d’un affrontement, avec la police (actuelle) placée en gardien en dernier ressort des institutions du capital. Si l’on place la police hors du peuple, ne prend-on pas le risque d’un affrontement encore plus brutal ? Ne vaudrait-il pas mieux l’affaiblir de l’intérieur dès aujourd’hui en l’affectant positivement (toute entière ou au moins des parties) et en répétant que leur camp est celui du peuple ? La sédition de la police, si elle est encore possible, n’est-elle pas le moyen le plus sûr et pacifique d’aboutir à la bascule et de garantir la suite ?
4.2 Dans votre dernier livre, vous identifiez ce que vous nommez le bloc “état-police-médias-finance”. Et, plus loin (bas de page 180), à propos des enjeux auxquels aurait à faire face un mouvement de renversement du capital, vous dites : “les urgences simultanées d’un tel gouvernement [de renversement] sont celles d’un double arraisonnement immédiat : de la finance et des médias du capital”. Quid donc de la police identifiée plus haut ? N’aura-t-on pas justement un problème de conflit direct avec la police lors d’un tel mouvement ? Je sais pourtant que, pour vous citer, “vous ne vous racontez pas d’histoires” sur ce sujet-là, et avez très précisément identifié (notamment dans votre discours “la révolution ne sera pas un pique-nique (d’une étroite ligne de crête)”) le besoin de l’organisation voire de “l’armée” (entendue dans un sens potentiellement révolutionnaire) pour opposer une force d’égale intensité à celle qui ne manquerait pas de s’exercer en retour – et à commencer par celle de la “vraie” armée. Pourquoi donc ne pas/plus en faire mention dans ce dernier ouvrage ? Est-ce un simple “oubli”, ou considérez-vous que le problème principal réside désormais bel et bien avant tout dans le couple finance-média, plus que dans le triptyque finance-média-police ?
Bloc 5
5.1 Dans une alternative dans laquelle le salariat et le capitalisme (privé ou étatique) n’existent plus, comment imaginer conduire des projets d’infrastructures majeurs?
Comment attirer et conserver suffisamment de travail humain (des milliers d’ouvriers qualifiés) et d’argent (les milliards pour acheter des matériaux à l’étranger et payer les travailleurs) sans salariat ni endettement ?
5.2 Si l’on envisage les conditions de réalisation d’une alternative à l’ordre néolibéral, il va se poser la question de la logistique, c’est à dire du fonctionnement concret des réseaux technologiques qui font tourner notre société.
En effet, l’ordre du monde tel qu’il est repose sur un capital matériel
massif, formés d’ordinateurs, de réseaux de communication, mais aussi de réseaux électriques, d’alternateurs, de machines-outils, de pièces de rechange en acier spéciaux, d’huile de vidange et de graissage.
Bref, d’une multitude de produits industriels, de haut niveau, ou absolument triviaux.
Dans nombres de cas, les éléments chimiques, raffinés ou bruts, ne sont plus disponibles chez nous, les gisements étant épuisés, ou considérés comme non rentables. Les savoir-faire pour les extraire ou les purifier ont alors disparus, et ne peuvent être réappris rapidement: ils résultent en effet d’apprentissage par essais et erreurs, souvent dangereux et par des savoirs tacites conservés par les corps professionnels les produisant.
Dans un nombre non négligeable de cas, il est difficile de revenir sur un progrès technologiques, car il ne s’agit pas simplement d’un confort aisément substituable.
Songeons par exemple aux appareils d’IRM, dont la technologie repose sur l’utilisation de bobinages supraconducteur, utilisant des cryostats à hélium liquide.
Dans ce cas-là, prenons l’exemple de la production d’hélium. Elle est
extrêmement concentrée: les deux principaux producteurs sont les États-Unis et le Qatar (ce dernier extrait avec 2 usines 25% de la production mondiale de cet élément).
On voit donc le problème qui surgit: comment ne pas être pris dans les grandes stratégies, de l’hégémon mondial Américain ou des wanabee hégémons comme la Chine?
Comment ne pas se perdre dans une stratégie impériale pour sécuriser l’approvisionnement en ces éléments stratégiques?
Comme ne pas être piégé par des corps techniciens, dont les compétences souvent complexes et difficiles à acquérir se retrouvent concentrées dans certains classes sociales, qui ont ainsi un moyen efficace de pression contre des changements radicaux les concernant?
Bloc 6
6.2 En m’appropriant votre grille de lecture spinoziste, ou du moins ce que j’en ai compris, à savoir que la multitude exerce une puissance sur elle-même, qui se cristallise en institutions et est capté et utilisé par la suite par des corps (sociaux ou humains) pour parvenir à leur fins (je résume), j’en suis venu à m’intéresser à la monnaie comme institution, au sens de ce cadre théorique, car c’est l’une des institutions les plus fondamentales des sociétés humaines.
Sur le sujet de l’Euro je ne vois pas un corps social mais bien 19 et je n’arrivais pas à faire rentrer une institution commune à 19 corps sociaux séparés dans le cadre théorique de la potentia multitudinis (si vous avez une explication ne vous gênez pas). Mon intuition était que ce que l’on appelle l’Euro n’existe pas vraiment, qu’il s’agit fondamentalement de 19 monnaies s’échangeant à 1 pour 1 dans un système de coordination avec à sa tête la BCE.
Pour ça il existe plusieurs indices:
– les banques privées ont toujours leurs compte de réserve au sein de leur seule banque centrale nationale.
– la seule chose logé au sein de la BCE sont les comptes TARGET2 des BCN.
– Les bons du trésor de chaque pays, acheté au travers du programme OMT, sont acheté et détenu par chaque BCN.
Toutes ces petites choses (et quelques autres) semble pointer le fait que les BCN ont gardé tous leur pouvoirs de création monétaire et confirme mon intuition.
Ma question pour vous est, si l’on admet que l’Euro n’est qu’un système de coordination technocratique, est-ce que la mesure prioritaire d’un gouvernement de la vrai gauche, en prévision du point L à venir, ne serait pas de prendre le contrôle plein et entier de la banque de France (et d’avoir quelques personnes capable de le faire techniquement)? Et surtout, la sortie de l’Euro ne serait peut-être, dans ce cas-là, plus une absolue nécessité ?